Je vais consacrer plusieurs billets à cette échéance importante. Elle l’est avant tout pour le Chili lui-même, mais pas seulement. Le spectacle que je découvre me semble un «cas d’école», pouvant intéresser toutes consciences de gauche, particulièrement celles qui vivent en France, et qui cherchent à participer à construction d’une gauche nouvelle. D’autant que, pour tous les français progressistes, ce qui se passe au Chili a toujours un intérêt. On se souvient d’ailleurs de quelle manière en janvier 2006,Ségolène Royal avait médiatisé en France son soutien à Bachelet. Cela lui avait servi de rampe de lancement pour sa campagne interne au PS, puis pour la suite. Cela n’était pas innocent. Car, le Chili n'intéresse pas seulement ceux qui, comme nous, n'oublient pas l'exemple glorieux d'Allende et son gouvernement d'Unité Populaire (UP) soutenu par toute la gauche, contre l'opposition active de la Démocratie chrétienne et de la droite. Depuis plusieurs années maintenant, les courants les plus à droite du PS français regardent ce pays dans le détails et non par nostalgie de la UP qu'ils doivent considérer comme du folklore d'un autre âge. Patrick Menucci, qui fut le principal organisateur de la campagne de Ségolène Royal, explique clairement les choses dans un ouvrage rédigé après la présidentielle française (Ma candidate, ed. Albin Michel- p.30) :"Politiquement, les socialistes chiliens sont en avance sur nous, ils sont d'accord avec le centre. Ils font des primaires. Alors qu'ils ne pèsent que 15 % dans les urnes, ils parviennent à constituer une large coalition." Tout est dit. En Amérique latine, c'est cet exemple là qui les intéresse et les inspire, et non, comme nous, les exemples bolivien ou vénézuélien qui s'affrontent, avec le soutien constant du peuple et la majorité dans les suffrages, aux groupes privés et à l'influence économique nord américaine.
Ici, une part du spectacle est donc assez désolante et symptomatique de la dégradation de la gauche qui se prétend « socialiste ». Mais, pour comprendre mieux, il faut reprendre quelques aspects de la vie politique récente du Chili.
Après le coup d’état du 11 septembre 1973 et le massacre trés rapide de plus de 3 000 militants, en juin 1974, le Général Pinochet est officiellement nommé par la junte militaire «Chef suprême de la nation». Le 11 septembre 1980, il fera même adopter une «Constitution» par un référendum bidonné. C'est curieux, mais c'est ainsi. Même dans les dictatures, les chiliens entretiennent une forme de «légalisme». Cette constitution fortement antidémocratique, donne tous pouvoirs aux militaires, des sénateurs sont nommés à vie, etc. Pendant toutes les années de dictatures, le peuple résistera et de nombreuses luttes courageuses se multiplieront malgré les risques quotidiens. Des centaines d'hommes et de femmes de gauche y laisseront leur vie. Les années passant, les militaires comprennent que cela ne peut continuer ainsi. Le grand patronnat leur fait aussi comprendre que ce n'est pas bon pour les affaires. L'Eglise catholique condamne de plus en plus ouvertement les crimes et la répression. Les américains, la CIA a financé le coup d'état en 1973, leur font comprendre que la guerre froide est finie. On peut un peu relacher la pression. Toutefois, la résistance populaire continue. En 1986, un attentat mené par le Front patriotique Manuel Rodriguez manque de peu le sinistre tyran.
Ecoutant les milieux économiques, les militaires comprennent qu'"il faut que tout change, pour que rien ne change". Le 5 octobre 1988, Agusto Pinochet, voulant assoir sa légitimité populaire pour continuer, organise un plébiscite qui devait le reconduire à la tête du pays pour de nombreuses années. Il mène la quasi totalité de sa campagne en civil. Et là, contre toute attente car les pinochétistes pensaient tenir plus fermement le pays, malgré triches et pressions des militaires, le «No » l’emporte avec 55 % des voix (et 43 % de « Si »). Des élections présidentielles sont organisées le 14 décembre 1989. Patricio Aylwin (un Démocrate Chrétien – DC) est élu pour 4 ans. Il constitue un gouvernement nommé «transition vers la démocratie». Pinochet reste chef des armées et la Constitution est encore renforcée par de nombreuses lois piétinant la démocratie la plus élémentaire.
Les socialistes, les Radicaux et la DC constituent un Bloc électoral : la «Concertation». A la présidentielle suivante, ce Bloc présente un candidat commun qui sera élu en 1994, le DC Eduardo Frei, puis en janvier 2000, Ricardo Lagos ex socialiste à la tête d’un petit parti social-libéral le PPD, puis enfin en 2006, Michelle Bachelet socialiste Chilienne, fille d'un militaire fidèle à Allende mort sous la torture.
Depuis, plus de 15 ans la «Concertation» dirige donc le Chili, dans le cadre d’une constitution héritée de la dictature. Socialement, le pays connaît encore de terribles et insupportables inégalités. La constitution a été un peu modifiée, le droit au divorce par exemple enfin reconnut en 2004, mais tout cela reste, quand on constate les injustices sociales et judiciaires, des aspects cosmétiques. De nombreuses grèves ouvrières réclamant plus de redistributions de richesses, des puissantes mobilisations étudiantes ont secoué le pays durant la Présidence Bachelet… ce système, en réalité totalement verrouillé où les privatisations n’ont jamais aussi forte, est à bout de course !
Et donc, dans ce contexte de profonde crise, la « Concertation » décide de présenter en 2009 comme candidat un Démocrate chrétien, Eduardo Frei (c'est lui au milieu de la photo en train de boire un verre et de "subir douloureusement" la dictature). C'est-à-dire le même qui fut déjà Président il y a 15 ans. Avec lui, tous ceux qui ont profité de la dictature peuvent dormir tranquille : il est un des leurs et n'a nulle volonté de les géner en quoi que ce soit dans leurs business. Pendant la dictature cet homme d’affaire à continuer à s’enrichir confortablement. De plus, il est lui-même le fils du Président Frei du Chili de 1964 à 1970 qui a précédé Allende. Son père a soutenu le coup d’état militaire pensant que la junte lui rendrait le pouvoir, ce qu’elle ne fit pas et même il semble qu’elle l’empoisonna quelques années plus tard. Le fils se présente même parfois (sans rire) comme lui aussi d'une famille victime de la dictature, mais on voit dans quelles conditions ! De toute manière ici, quiconque est aujourd’hui un grand patron puissant est lié aux militaires. Au Chili, pour paraphraser St Just : «Nul ne peut s’enrichir innocemment».
Voilà Eduardo Frei fils, comparé à lui notre François Bayrou national est un guérillero guévariste, et bien cet homme cynique et sans scrupule est aujourd’hui à nouveau le candidat de la Concertation, soutenu par le PS qui a décidé de ne pas présenter de candidat. Il serait utile de savoir ce qu'en pense la direction actuelle du PS français ou encore Ségolène Royal qui s'était enthousiasmés pour Mme Bachelet. Sont-ils d'accord pour que le PS, dès le premier tour, s'efface et laisse la place à un Démocrate-chrétien? Personne dans l'Internationale socialiste n'a protesté contre cette liquidation pure et simple au profit de l'échange de quelques postes institutionnels. La triste réalité est aussi qu'aujourd'hui, sur les questions économiques, le PS chilien et la DC pensent de même.
Face au candidat de "la Concertation", la droite réactionnaire (évidemment pro-pinochetiste, est il besoin de le préciser?) après plusieurs défaites, s’est intelligement rassemblée sur la candidature unique de Sébastian Pinera, homme d’affaire lui aussi.
Pour compléter ce tableau, depuis quelques semaines est apparu la candidature « indépendante » du jeune Marco Enriquez-Ominami (MEO), jusque là député socialiste. Ce jeune homme a la particularité d’être le fils du grand dirigeant du MIR, Miguel Enriquez, héros du combat contre la dictature, assassiné en 1974. Il a été adopté par Carlos Ominami, dirigeant PS, un temps Ministre de l’économie. Carlos a vécu en France pendant l’exil. Il y compte de très nombreux amis dans le PS français. On peut le considérer comme très proche du courant DSK en France. Pour l’anecdote, il était l’organisateur du voyage de Ségolène en 2006. Il vient de se mettre « en congés » du PS pour soutenir son fils.
Marco, en rompant avec le PS, se présente comme antisystème, il rejette certains aspects de la Concertation et la connivence entre le PS et la DC. Il a un réel franc-parler et ne manque pas de panache. Toutefois, dès que l'on gratte un peu, la critique profonde des terribles règles ultra libérales qui frappent ce pays et bien timide, voire même inexistante. Dans le magazine El périodista, il déclare "Dans mon équipe seront les meilleurs, viennent d'où ils viennent, ils doivent adhérer (...) à la démocratie et être compétents". On connait ces types d'arguments totalement tyranniques, ils sont généralement portés par Sarkozy ou le Modem dans notre pays. Que personne donc en lisant ce blog ne se trompe en considérant ce garçon comme une relève pour la gauche contestatrice. Vu de loin, son coté play-boy peut apparaître rafraichissant dans un pays où beaucoup d'hommes politiques sont assez âgés. Dans sa vie privée (que tout le monde connait par les magazines "pipole"), il est le compagnon d’une présentatrice de "Télé réality" très en vue, ce qui lui donne une visibilité médiatique supplémentaire. Sa profession semble être cinéaste ou producteur de clips vidéos. Son âge entraine qu'il n'a jamais milité sous la dictature, il n'a jamais été membre d'un syndicat, jamais participé à la moindre lutte sociale du pays. Des socialistes qui ne l'apprécient pas me disent même qu'il n'a jamais milité au PS, ni participé à la moindre réunion de section. La position importante de son père dans l'appareil socialiste lui aurait permis de bénéficier d'une circonscription électorale infaillible. Sur le fond, son programme économique prévoit entre autre de modifier le statut de Codelco, l'entreprise d'Etat de production du cuivre, ce qui porterait un coup fatal pour l’indépendance économique nationale (ou du moins ce qu’il en reste). Bien sûr, dans ce cas MEO utilise des arguments pseudo modernistes, au nom de la transparence qui n'existe pas à l'heure actuelle dans Codelco. Pour dire les choses clairement, il est clairement soutenu par certains secteurs du patronnat (voulant briser des réseaux issues du passé) qui financent cette campagne "spontanée". Il fut un temps, dans les années 70, où les trotskystes lambertistes avec leur vocabulaire un peu rude auraient dit pour caractériser ce type de personnage : « une candidature propulsée par la bourgeoisie ». La formule certes est un tantinet vulgaire, car il s'agit ici d'une fraction de la bourgeoisie "concertationniste" craignant le retour brutal aux affaires des pinochétistes "pur jus", je m'en excuse. Mais, elle s'applique assez bien dans le cas de MEO. « Le candidat indépendant » , malgré l'absence de militants et de Parti, a les moyens de se payer une campagne avec immense panneaux publicitaires dans les rues et sur les bus et de payer des gens qui font signer des formulaires de soutien !! Pour finir, et c'est aussi sans doute la principale explication, la candidature Enriquez-Ominami est un contre-feux mis en place en réaction aux nombreuses contestations au sein du PS et aux ruptures qui se sont organisées.
Voilà les trois candidats officiels, autorisés par les médias (dont vous devinez le degré d’indépendance avec la grande bourgeoisie pinochetiste) que je vois présents dans tous les journaux (je dis bien tous sans exception) et magazines depuis mon arrivée.
Dans ce contexte là, la crise est à son paroxysme dans le PS depuis plusieurs mois. En janvier dernier, l’ancien président du PS Jorge Arrate a rompu avec ce dernier pour qu'une gauche sociale réelle, digne de ce nom puisse se faire entendre. Avec le PC Chilien, des groupes de socialistes ; des jeunes ex socialistes regroupés dans « Izquierda 21 », la gauche chrétienne et au départ le Parti Humaniste (et oui, cela existe au Chili et cela représente un peu nos Verts français, depuis son Président Tomas Hirsh a rompu avec Arrate et semble soutenir Enriquez-Ominami, mais la majorité des militants humanistes soutiennent encore Jorge), ont mis en œuvre une méthode de désignation pour présenter un candidat commun. Jorge Arrate a été désigné au terme de ce processus passionnant. Parmi plusieurs de ses soutiens actifs, le Parti de gauche (PG) français est un modèle d’inspiration, j’y reviendrai.
La campagne commence donc. Depuis des semaines, Jorge Arrate est confronté à ce terrible mur médiatique face auquel sa candidature n’existe pas. Pas une ligne, ni mention, … rien. Incroyable! Quelques autres candidats de gauche souhaitent encore se présenter, notamment un autre ex socialiste le sénateur Alejandro Navarro de la région de Concepcion. C'est aussi un homme courageux, et il serait bon que les ces deux candidatures fusionnent en une seule. Plusieurs personnes ici s'emploient à obtenir ce résultat.
Malgré ces difficultés, ceux qui animent la candidature de rassemblement Arrate (comprable au "Front de gauche" en France) ont bon espoir. Arrate présente un programme ambitieux répondant aux nombreuses attentes populaires du pays. Je développerai cela dans un prochain billet avec plus de précisions.