Lorsque j’ai rencontré Marker, en 1972, j’étais plongé dans l’analyse des projets de presse où les ouvriers eux-mêmes seraient les journalistes. Ces initiatives avaient surgi en réponse à l’intensification de l’offensive des forces d’opposition, suite à la grève des camionneurs d’octobre 1972, et alors que les partis de gauche qui formaient l’Unité populaire (UP) peinaient à formuler une stratégie de communication pour répondre à cette agression. Avec Marker, je partageais une conviction : la question des médias constituait un trou noir dans l’histoire de la pensée du mouvement révolutionnaire. En France, le réalisateur avait constitué un circuit parallèle de production de films, créé une coopérative sous le nom de SLON (Société de lancement des œuvres nouvelles) et travaillait en collaboration avec des ouvriers en lutte. Comme lui, j’étais fasciné par l’expérience du ciné-train d’Alexandre Medvedkine, un cinéaste soviétique ignoré à l’époque dans la plupart des livres d’histoire du cinéma et qui, dans les années 1930, avait placé le cinéma « entre les mains du peuple ».
ARMAND MATTELART, À LA UNIVERSITÉ TECHNIQUE PARTICULIÈRE DE LOJA (UTPL), LORS D'UNE CONFÉRENCE MAGISTRALE. MARS 2011. PHOTO UTPL |
LE PRÉSIDENT ALLENDE |
Tout d’abord le « triomphalisme de la défaite » : au prétexte de ne pas « fournir des armes à l’ennemi », il aurait fallu taire toutes les contradictions, effacer toutes les erreurs, éviter non seulement la critique mais aussi l’autocritique, affirmer que nous avions perdu une bataille mais pas la guerre, fabriquer rétrospectivement une pieuse image du combat perdu. Ainsi, les troupes auraient été galvanisées, les amis réconfortés, les ennemis frustrés. Plus tard, il serait toujours temps de revenir sur l’histoire réelle… Le problème avec une telle vision des choses, c’est que l’histoire prouve que ce « plus tard » n’arrive jamais...
Deuxième écueil : le sectarisme ou la tentation d’orienter notre présentation de façon à prouver l’exactitude d’une « ligne », au détriment d’une autre. Bref, prendre l’histoire en otage et la mettre au service d’une faction. Avec, dans le cas de ce film — produit dans un contexte français et européen —, un élément démultiplicateur : la possibilité que certains « camps » l’utilisent pour peser sur les efforts de formation d’une Union de la gauche, du genre de celle qui avait permis de constituer l’UP chilienne et de gagner les élections en 1970.
Enfin, la recherche d’une objectivité du type de celle dont se prévaut la télévision, revenant à amputer l’évènement historique de la part d’engagement personnel dont il est une composante, le priver ainsi de cette sorte de feedback que représente la conscience d’une histoire vivante par rapport à une histoire morte, et dont la représentation même est toujours agissante.
La question était donc de parvenir à concilier la responsabilité de l’information et de la critique dans un combat qui se poursuivait et où chaque mot prononcé, chaque acte accompli débouchait sur l’alternative victoire ou défaite, vie ou mort. Avec la nécessité d’une analyse plus large, sans censure ni exclusive, et avec le nécessaire dégagement qu’apporte toute vision un peu passionnée de l’histoire contemporaine.
Mais une difficulté technique demeurait : construire un film documentaire à partir d’une matière première filmée, essentiellement, par d’autres ! Et pas n’importe quel documentaire, un film atypique, difficile à classer, un « “documentaire de création”, dans le sens le plus proche de l’essai littéraire », selon la définition proposée, en 2004, par Augusto M. Seabra, le critique de cinéma portugais, ancien membre du jury du festival de Cannes. Une catégorie dans laquelle il classe aussi « Marker dans ses œuvres les plus militantes (2) ».
Le fait que la réalité chilienne ait été abondamment filmée tout au long des trois années de l’UP a facilité notre recherche de matériel. Il s’agissait globalement de films d’auteurs ou de collectifs tournés par les Chiliens Patricio Guzman, Douglas Hübner, Miguel Littin, Helvio Soto, Guillermo Cahn, Claudio Sapiain, l’Italien Renzo Rossellini, le Nord-Américain Saul Landau, le Suédois Jan Lindquist, le français Bruno Muel, etc. Nous avons pu compter sur le travail des cinéastes cubains avec les journaux télévisés de Santiago Alvarez et de Miguel Torres. L’Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographiques cubain (Icaic) aussi avait conservé les journaux télévisés produits par Chile Films entre 1970 et 1973. Guzman mit à notre disposition El primer año, La respuesta de Octubre et des rushs de films qu’il était en train de monter. La solidarité ne fut pas un vain mot. Et pour ce qui est des enregistrements sonores, nous disposions de documents comme le discours du dirigeant socialiste Carlos Altamirano dans les cordons industriels (lire L’« octobre rouge » chilien et la naissance des cordons industriels) peu de jours avant le coup d’état, l’interview du fondateur de la Centrale unique des travailleurs (CUT), Clotario Blest, sur l’histoire de la répression de la classe ouvrière et de nombreuses interviews d’ouvriers sur la création de leurs propres moyens de communication que j’avais réalisées dans les mois qui ont précédé le coup d’Etat et avais réussi à sortir du Chili.
La variété même des sources impliquait de trouver un mode d’organisation : un « pôle » structurant, pas un « axe », terme ambigu qui peut contenir sous une apparence d’ouverture toutes les censures, toutes les mutilations. Les recherches que j’avais entreprises pendant l’UP et sous la présidence d’Eduardo Frei (1964-1970) m’avaient conduit à cette idée simple mais efficace : trouver l’unité du récit et de l’action, non pas dans la stratégie de l’UP, mais dans celle de ses adversaires. Comment la bourgeoisie — les secteurs historiquement dominants et les organisations patronales — avait-elle construit sa stratégie ? Comment avait-elle compris qu’elle devait construire un front uni, une « ligne de masse » ? Comment, pour arriver à ses fins, avait-elle noué des alliances nationales et internationales afin qu’une grande partie des corporations d’une petite bourgeoisie apeurée défende finalement ses propres intérêts ? Bref, comment cette « bourgeoisie léniniste » avait-elle fini par appliquer pour son compte les enseignements des théoriciens révolutionnaires ? Tel serait le fil conducteur du film, qui en appellerait dialectiquement à une réflexion sur la stratégie et les tactiques de l’UP.
Un tel angle d’analyse distingue notre projet de tous ceux consacrés à « l’expérience chilienne », comme l’expose clairement le chapitre d’introduction : « Nous ne racontons pas ici l’histoire de l’UP. D’autres films le feront et il en faudra beaucoup d’autres pour exprimer la richesse de ces trois années. Mais nous voulons expliquer comment la droite chilienne a fait de ces trois ans une machine infernale mise en route avant même qu’Allende soit élu. » Une perspective qu’il faut lire en parallèle avec le commentaire sur les dernières images du film, tournées après le coup d’état : « Dire que la stratégie de la droite a été la seule raison de la chute d’Allende serait un argument étrange. Il reviendrait à dire que l’ennemi est invincible. Et ceux qui ne tolèrent aucune critique de l’UP ne se rendent peut-être pas toujours compte de cette face obscure de leur fidélité. Mais deux choses demeurent. L’une, que dès l’origine, un plan inspiré par les Etats-Unis, organisé par la droite chilienne et réalisé grâce à la mobilisation de la petite bourgeoisie s’était donné pour but la destruction par tous les moyens de la tentative socialiste. L’autre que cette tentative a exposé le peuple chilien à une irradiation politique que la monstrueuse dictature des généraux n’effacera pas facilement de sa conscience. »
Si la construction, par la bourgeoisie, d’une « ligne de masse » a pris une place si stratégique pendant les trois années d’UP, c’est que, contrairement à ce qui s’était passé auparavant dans l’histoire des régimes se réclamant du socialisme, les forces d’opposition ont conservé tout leur potentiel d’action sur l’opinion. Elles l’ont même accru. « On n’aura probablement jamais vu qu’un gouvernement soit autant injurié tout en étant accusé d’entraver la liberté d’expression », commente le narrateur de La Spirale. Le quotidien El Mercurio a ainsi progressivement endossé un rôle prépondérant d’intellectuel organique, d’organisateur collectif, accompagnant et aiguillonnant les organisations patronales, les associations de mères, de quartiers, de femmes ou d’étudiants, dans leurs actions de protestation, leurs grèves, leurs boycotts ou leurs actions de sabotage (3).
Le caractère central de la dimension communicationnelle et journalistique illustre l’importance du front idéologique et culturel. Il en existe d’autres indices : par exemple, l’occupation des Universités par des étudiants, à commencer par celle de la faculté de droit de l’Université du Chili, traditionnellement située dans le camp des forces progressistes ; ou l’intervention de la hiérarchie de l’Eglise catholique, neutre jusque-là, soutenant, quelques jours avant le coup d’état les revendications de l’opposition au prétexte de... défendre les « valeurs chrétiennes ». Un tel soutien, manifesté à l’occasion de la critique du projet laïque de réforme scolaire, offrit à l’opposition une légitimité inespérée à un moment où elle n’hésitait plus à flirter avec la sédition ouverte pour obtenir le départ d’Allende.
Moins conjoncturelle, l’émergence du « Pouvoir féminin », structuré autour de la défense des consommateurs et qui prit comme signe de ralliement la « casserole vide ». Ce front, qui organisa sa première manifestation massive en décembre 1971, allait offrir à la bourgeoisie son premier test d’occupation de la rue, sa première tentative stratégique de constitution d’une « ligne de masse » (ce qui échappa à une grande partie de la gauche, laquelle ne vit dans ce mouvement qu’un inoffensif ramassis de « vieilles bourgeoises momifiées et bigotes »). Or, même si celles qui défilaient n’étaient pas « représentatives de toutes les femmes » (comme elles le prétendaient), leurs manifestations rassemblaient des secteurs féminins qui dépassaient la clientèle traditionnelle de la droite classique. On y trouvait des femmes de la petite et moyenne bourgeoisie ainsi que d’autres, issues des secteurs populaires. Bref, une esquisse de ce qu’allait engendrer l’alliance entre le secteur conservateur mobilisé et les organisations corporatives et de base entraînées par une fraction de la Démocratie chrétienne (droite).
Nous restait à traiter de l’élément « international », de la configuration des « rapports de forces » entre le Chili et l’empire, ses agents et ses alliés. Une configuration dont la toile de fond n’est autre que la longue liste des interventions américaines dans la région : Guatemala (1954), Baie des Cochons (1961), République dominicaine (1965), etc. Sans parler du Vietnam ni oublier l’expansion des grandes unités économiques transnationales — comme International Telephone and Telegraph (ITT) — et leurs liens avec les agences de renseignement. Sans compter les rapports étroits tissés entre forces armées chiliennes et américaines à travers les plans de formation et d’assistance ou encore ceux entretenus par certaines organisations chiliennes avec des associations internationales de travailleurs « jaunes ».
Phénomène remarquable, la stratégie de la bourgeoisie chilienne au niveau national prend racine dans un contexte géopolitique propice : l’empire américain effectue à cette période une sorte de virage socio-anthropologique. Ses stratèges découvrent que les expéditions punitives — le « gros bâton » d’hier — ne suffisent plus. L’enlisement militaire au Vietnam suggère qu’il existe d’autres outils, plus efficaces que les canons. Washington découvre que les facteurs politiques comptent, que la société se divise en groupes et classes, et qu’il est possible de les identifier pour tenter de prévoir leur comportement dans un contexte révolutionnaire (de façon à pouvoir jouer des contradictions sociales et enrayer toute menace subversive).
En 1965 déjà, le Pentagone avait confié à une équipe de spécialistes en sciences sociales un programme de recherche visant à élaborer un jeu de rôle dont l’action se déroulerait dans un pays imaginaire, qui ressemblait fort au Chili.
Il proposait diverses hypothèses et mettait en scène une trentaine de catégories sociales, des forces armées aux entreprises multinationales et aux ambassades étrangères, en passant par les grands propriétaires terriens, les paysans, le prolétariat et les classes moyennes. L’existence de ce jeu de rôle ne fut connue que quelques semaines après le coup d’Etat de 1973, grâce aux révélations de l’un des responsables scientifiques du projet.
Nous nous sommes donc approprié l’idée de ce dispositif, lointain héritier des anciens jeux de guerre, appelés kriegspiel. Nous l’avons choisi comme une sorte de modèle architectonique représentant le cadre dans lequel allaient évoluer des acteurs collectifs réels. Le graphiste Jean-Michel Folon nous a proposé de dessiner les silhouettes les symbolisant.
Ce modèle illustre la spécificité du « cas chilien » dans l’histoire universelle des luttes et conflits. Le pays a en effet constitué un laboratoire pour la mise au point des stratégies de déstabilisation de régimes constitutionnels. Les outils financiers, économiques et médiatiques que la réaction a utilisés pour décrédibiliser le socialisme démocratique et tendre un « cordon sanitaire » autour du projet de réformes appartenaient déjà à l’ère qu’on allait plus tard baptiser « globale ». L’intervention des nouvelles unités économiques transnationales en étroite alliance avec les agences de renseignement en donnait un avant-goût. De même, après le coup d’Etat, le Chili allait-il inaugurer les politiques de globalisation sauvage de l’ère néolibérale. De façon dramatique, c’est à la fois le caractère unique de la tentative de construction d’un socialisme démocratique et la nouveauté des stratégies de la réaction pour l’empêcher qui projetèrent « l’expérience chilienne » sur la scène de l’histoire mondiale. Voilà pourquoi on s’y réfère tant aujourd’hui lorsqu’on évoque la doctrine impériale dite de « sécurité nationale » ou les stratégies de déstabilisation de régimes démocratiquement élus en Amérique latine. C’est aussi l’une des raisons qui expliquent le regain d’intérêt, ces dernières années, pour La Spirale.
Le changement de regard que signifie notre choix d’une « vision inversée » a une incidence sur le plan cinématographique. Le film se construit autour de sept figures organisées selon une progression dramatique, qui va de la naissance à l’anéantissement de l’UP : le Plan, le Jeu, le Front, le Rapprochement, l’Arme, l’Attaque et le Coup. Mais s’il est nécessaire de conserver le mouvement de glissement vers la tragédie, et par conséquent de respecter un certain ordre chronologique, le fait d’identifier des thèmes plus que d’additionner les évènements ouvre la voie à une construction moins banale que le récit linéaire, et moins abstraite que la répartition en chapitres. Notre hypothèse de travail a donc reposé sur un montage en spirale, chaque évènement amenant avec lui une série d’harmoniques (évènements suivants ou contemporains, témoignages ou réflexions) libres par rapport au temps, entraînant selon les cas la « relecture » d’une phase antérieure ou l’annonce d’une phase future, complétant une information déjà donnée, et ouvrant une nouvelle brèche à compléter plus tard. Retournements de situation, répétition de certains évènements, découverte de contradictions, flux et reflux, va-et-vient dans l’histoire qui expliquent la nature d’un acteur collectif, d’un évènement contemporain, d’un schéma de liens sur le plan national ou international… En bref, le parcours en forme de spirale révèle un ensemble de cycles entremêlés les uns aux autres, respectant chronologiquement les références, les étapes, les marches de cet « escalier vers le tonnerre » auquel a été comparé l’itinéraire du Chili populaire.
La version française de La Spirale est sortie dans plusieurs salles de cinéma de Paris en mai 1976 en même temps qu’elle était projetée dans la section « Perspectives » du festival de Cannes. Elle a aussi été montrée au Québec. La télévision publique refusa de la transmettre en 1977. Raison officielle : trop didactique sur la forme ; trop démonstratif et partisane sur le fond. En revanche, après la diffusion en salles, le public a eu largement accès au format VHS disponible à la Bibliothèque publique d’information (BPI) du centre Pompidou à Paris et dans ses antennes en province.
A sa sortie, le film a suscité de nombreux commentaires dans des publications de tous bords. Ce n’était pas tant dû au poids qu’avait à ce moment-là la référence à la voie chilienne vers le socialisme (dans un contexte caractérisé par le projet politique de construire un « Programme commun » des forces de gauche), mais à l’existence et à la persistance d’un puissant mouvement populaire de sympathie et de solidarité envers les démocrates chiliens, sous le joug de la dictature. Qu’on pense au nombre de rues et d’avenues qui ont été baptisées ou rebaptisées du nom de Salvador Allende dans les grandes et petites villes de France. Et s’il y a eu des commentaires de nature plus analytique, c’est surtout que l’expérience chilienne faisait écho aux interrogations qui traversaient la société d’après mai 1968.
La question qui intéressait le milieu culturel et intellectuel à l’égard des évènements du Chili, c’était surtout : Comment se donner les moyens de penser les leçons de cette expérience démocratique unique dans l’histoire du socialisme, sur le plan théorique ? Et, dans ce domaine, le thème de la sphère culturelle et communicationnelle occupait une place centrale (4). J’avais déjà pris conscience de cette préoccupation lors de la première année de mon retour en France, avant même la sortie du film, lorsque Serge Daney et Serge Toubiana, responsables des Cahiers du cinéma, m’avaient interrogé à la sortie de mon livre Mass media, idéologies et mouvement révolutionnaire (Chili 1970-73), une compilation de travaux que j’avais initialement publiée en espagnol au Chili ou en Argentine pendant, ou juste après, l’expérience populaire. C’était en 1974. Cette interview se plaçait dans le prolongement d’une enquête lancée par la même revue sur le cinéma chilien avec des entretiens de Miguel Littin, ex-responsable de Chile-Films, et de Helvio Soto, qui avaient été amenés à aborder des thématiques plus générales concernant la politique menée par l’UP en matière de culture et d’information. « On pourra dire, écrivaient Serge Daney et Serge Toubiana dans l’introduction de mon interview, que le Chili n’est pas la France et nous accuser d’exotisme. Ce danger existe. Mais pour nous, comment penser une seule seconde qu’un détour par le Chili peut être évité ? (...) A partir du moment où une expérience comme celle du Chili a eu lieu, cela constitue aussi un défi pour la pensée du mouvement ouvrier international et son échec nous concerne tous. » Les questions qu’il suscite, concluaient-ils, « permettent de baliser un terrain théorique et pratique considérable, dont l’éclaircissement doit produire sans faute un retour au profit du cinéma qui est notre domaine (5) ».
Le fait que le philosophe Dominique Lecourt, qui signa le texte d’analyse de La Spirale publié dans le quotidien Le Monde dans les jours qui ont suivi sa sortie, ait été l’un des disciples les plus perspicaces de Louis Althusser, souligne combien la question des appareils idéologiques agitait le milieu intellectuel et culturel français — une préoccupation qui aura pesé sur la définition de notre documentaire comme un « film politique », c’est-à-dire mettant « la politique au poste de commande » et lui soumettant « les questions techniques et d’écriture (6) ». Ce niveau de réflexion contrastait avec le jugement lapidaire de l’hebdomadaire communiste L’Humanité-dimanche qui concluait ainsi sa chronique sur La Spirale : « Sans doute vaut-il mieux penser au Chili d’aujourd’hui et à celui de demain plutôt que de ruminer de la rancœur à l’égard d’évènements irréversibles (7). » Un jugement aux antipodes de l’analyse du critique Robert Grelier de La Revue du cinéma : « L’un des mérites de La Spirale et non des moindres, est qu’il s’agit, à travers “une expérience” fertile en enseignements de toute nature, comme celle vécue par le Chili, de provoquer une réflexion sur un problème plus général, et de notre temps (...) N’allez pas croire que ce film est une sorte de vade-mecum du militant politique. C’est simplement un outil de réflexion comme d’autres sont des sources d’information. Le discours est parfois souligné, d’autres fois incurvé pour nous permettre de nous interroger à notre tour. Il ne se contente pas de trier et de radiographier des situations et des évènements, mais il nous aide à les resituer dans notre mémoire socio-politique (8). »
Trente ans plus tard, selon l’Institut de national de l’audiovisuel (INA), le film a trouvé sa place dans l’historiographie du cinéma politique comme « une œuvre incontournable », un « documentaire inégalé dans l’analyse des techniques de déstabilisation (9) ».
Le 17 septembre, à 19 heures, une projection spéciale de La Spirale est organisée par Le Monde diplomatique et Galatée films, en présence d’Armand Mattelard, Ignacio Ramonet et Jacques Perrin. A la Maison de l’Amérique Latine, 217 Boulevard Saint-Germain, Paris, VIIe. Entrée gratuite, sur réservation par email : reservationlaspirale@gmail.com (dans la limite des places disponibles).
Armand Mattelart
Professeur émérite, université Paris-VIII. Auteur de Pour un regard-monde. Entretiens avec Michel Sénécal, La Découverte, Paris, 2010. Ce texte est une version modifiée d’un article paru dans Cuadernos criticos de comunicacion y cultura, n°4, printemps-été, Université de Buenos Aires, 2008, pp. 157-174.
(1) Film inspiré de l’enlèvement par les guérilleros Tupamaros de Dan Mitrione (expert en interrogatoires et tortures du FBI au service de la police uruguayenne) et son exécution en juillet 1970.
(2) Augusto M. Seabra, « Fahrenheit e as guerras americanas ». Ce critique portugais fut membre du jury du festival de Cannes en 1993.
(3) Un exemple d’anthologie : l’éditorial « La democracia en la base » dans El Mercurio du 10 mars 1973 : « Indépendamment de la forme avec laquelle se structure l’opposition, ses méthodes d’action devront s’appuyer, de toute évidence, avec plus de force sur les bases de la société que sur les classiques instruments assembléistes et de propagande générale appartenant aux partis traditionnels. Les associations de quartiers, de mères, les coopératives, les syndicats et autres organisations patronales requièrent la présence permanente — et pas uniquement réduite aux campagnes électorales — de ceux qui représentent les grands courants de l’opinion publique. (...) De l’union implicite ou explicite des secteurs de l’opposition peut surgir une action concrète sur le lieu de travail, dans le quartier et dans les points de ravitaillement, ce qui servira de contrepoids à la dictature que les marxistes exercent à la base. Il n’est pas suffisant que les secteurs démocratiques atteignent le public à travers les grands médias ; ils doivent se lier à la masse. Cela suppose de grands sacrifices. Quoi qu’il en soit, notre démocratie ne pourra être sauvée à moins que cela ne parte d’une conviction intime provenant des organisations de base. (...) Pénétrer les masses est une tâche difficile, surtout lorsque le régime dominant peut maintenir une démagogie active... ».
(4) Michèle Mattelart a connu une expérience semblable avec l’article qu’elle a publié sur le « coup d’état au féminin » dans le numéro de janvier 1975 des Temps modernes, la revue dirigée par Sartre. La descente dans la rue de larges secteurs de femmes en faveur de la réaction durant l’Unité populaire ne pouvait qu’interpeller le mouvement féministe.
(5) Cf. Serge Daney et Serge Toubiana, « Introduction », Cahiers du cinéma, n°254-255, décembre 1974-janvier 1975, pp. 6-7.
(6) Dominique Lecourt., « Point de vue sur “La Spirale” : La politique sans artifice d’intrigue », Le Monde, 13 mai 1976.
(7) Humanité-Dimanche, 5 mai 1976.
(8) Robert Grelier, La Spirale, Revue du cinéma, n°303, février 1976, p. 97.
(9) « Dans l’oeil de la communication-monde » (PDF), Lundi de l’Institut national de l’audiovisuel, 7 avril 2008.
Toutes les illustrations ainsi que l’extrait sont issus du film.