DES RESPONSABILITÉS POLITIQUES OU HISTORIQUES
Certains voudraient croire que toute la responsabilité de ce qui est survenu à partir de 1973 incombe à ceux qui ont commis des crimes contre l'humanité. Cette position est correcte s'agissant de la responsabilité pénale, mais insuffisante pour se forger une opinion avertie de ce qui s'est passé. Outre la responsabilité pénale, il y a aussi des responsabilités politiques ou historiques. Même si leur charge morale est moindre, elles n'en existent pas moins.
A mon avis, cette responsabilité politique revient, en premier lieu, à ceux qui avaient promu la haine et la violence au rang de méthode légitime d'action politique. Voilà qui n'est pas sans rappeler ce poème de Victor Hugo dans lequel la tête coupée de Louis XVI reproche aux rois de France qui l'ont précédé d'avoir construit le système qui l'a mené à la guillotine.
Mais cette responsabilité incombe également à ceux qui, après le coup d'Etat, du fait de leurs postes, investitures ou influence, auraient pu éviter les violations des droits de l'homme et ne l'ont pas fait, parce qu'ils ont subordonné les principes à leurs intérêts ou cédé à la peur. Je pense à ces juges qui ont abdiqué leurs fonctions juridictionnelles et à certains médias et journalistes qui ont occulté, déformé ou accepté de manipuler la vérité.
Enfin, la responsabilité de ce qui s'est passé pèse aussi sur ceux qui ont applaudi ou maintenu un silence imperturbable face aux crimes et folies des uns et des autres. Sans oublier ceux qui les réprouvaient, comme nous, et auraient pu faire davantage pour l'éviter.
TIRER LES ENSEIGNEMENTS DE CE QUI EST SURVENU
Nous nous devons de regarder aussi au-delà, afin de tirer les enseignements de ce qui est survenu. Le premier est d'admettre, sans réserve d'aucune sorte, que même dans des situations extrêmes, y compris de guerre extérieure ou intérieure, il existe des normes morales et juridiques qui doivent être respectées par tous.
La torture, le terrorisme ou la disparition forcée de personnes ne peuvent être justifiés sans tomber dans un abîme moral inacceptable. Aucun état d'exception, aucune révolution, quelle que soit leur orientation, ne justifie la violence ni les violations des droits de l'homme.
La deuxième leçon est que la démocratie, la paix et l'amitié civique sont des valeurs beaucoup plus fragiles que nous le croyons, nous ne pouvons donc jamais les considérer comme acquises.
Et le troisième enseignement est qu'il existe une relation étroite entre la qualité de la démocratie, le progrès économique et la justice sociale, au point que l'altération de n'importe lequel de ces éléments finit, tôt ou tard, par faire du tort aux autres.
Elles sont, d'une certaine manière, comme un arbre qui requiert d'être arrosé chaque jour afin d'éviter qu'il ne se flétrisse et finisse par se dessécher. Et cette attention ne doit pas seulement être apportée dans les actes, mais aussi dans les mots, les gestes et les formes.
TRANSITION PACIFIQUE
Le passé est déjà écrit. Nous pouvons en débattre, l'interpréter et nous en souvenir. Mais nous ne pouvons pas en rester prisonniers. Car, lorsque le présent reste ancré dans le passé, c'est le futur qui seul en pâtit. Le défi n'est donc pas d'oublier ce qui s'est passé, mais d'en faire la relecture avec une disposition nouvelle, positive, chargée d'espoir, en cherchant à apprendre des épreuves endurées afin qu'elles ne se répètent plus jamais.
Tout comme nous pouvons tirer les enseignements de nos erreurs, nous devons apprendre de nos réussites, qui ont été nombreuses et remarquables. En effet, les transitions vers la démocratie se font d'habitude dans une atmosphère de trouble et de chaos politique, économique et social. Cela n'a pas été le cas du Chili, qui a eu la sagesse de mener une transition pacifique et exemplaire, qui nous remplit de fierté et nous a ouvert les portes du développement.
Le Chili affronte aujourd'hui une autre transition, qui est en marche et requiert l'unité, les efforts et l'engagement de tous les Chiliens. Je fais référence à la transition qui nous permettra, avant la fin de cette décennie, d'être le premier pays d'Amérique latine à laisser derrière lui le sous-développement, la pauvreté et les inégalités excessives. Et à obtenir tout cela dans la démocratie et la paix.
Il s'agit, en fin de compte, du rêve que nos parents et grands-parents ont toujours caressé, mais n'ont jamais atteint. Voilà la grande mission de notre génération, la génération du Bicentenaire de l'indépendance.
Sebastián Piñera (Président du Chili)