mercredi 25 avril 2018

AU CHILI, LE SORT PRÉCAIRE DES MIGRANTS HAÏTIENS

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]

AU CHILI, LE SORT PRÉCAIRE DES MIGRANTS HAÏTIENS DES
MIGRANTS HAÏTIENS LORS D’UNE RÉUNION LES INFORMANT
SUR LE DROIT DU TRAVAIL, À SANTIAGO, DÉBUT AVRIL.
PHOTO EDGAR CÓRDOVA 
L’afflux récent de dizaines de milliers d’Haïtiens a entraîné un durcissement des autorités.
Par Camille Lavoix (Santiago, envoyée spéciale)
UNE DU QUOTIDIEN CHILIEN 
« LA TERCERA » DU 04 AVRIL 2018
Huit heures, la capitale du Chili commence à peine à s’agiter, mais un millier de migrants sont déjà debout depuis quatre heures. Certains ont même dormi là. Ils forment une file de plus de 500 mètres devant le bureau des visas, complètement saturé. « Mais qui sont ces Negritos, ces Noirs, que font-ils là ? », murmurent, interloqués, quelques Chiliens qui traversent la Plaza de Armas, la place centrale.

La « une » du journal La Tercera semble leur répondre : « Le gouvernement affirme qu’il y a plus d’un million d’étrangers. » Le Chili est le pays d’Amérique latine où le nombre d’étrangers a le plus augmenté.

A l’intérieur du bureau des visas, les escaliers débordent, sur cinq étages, de personnes à bout de patience. Les gardes de sécurité peinent à faire barrage. Parmi ces étrangers qui font la queue pendant des heures et des jours, près de la moitié vient de Haïti. Ce sont eux, en réalité, qui sont au centre du débat migratoire. Et des relents racistes qui l’accompagnent. Le sujet agite ce pays de 17 millions d’habitants, coincé entre la cordillère des Andes et le Pacifique.

Désenchantement

FILE D’ATTENTE POUR LES SANS-PAPIERS EN PRÉFECTURE
PHOTO REINALDO UBILLA 
En 2017, 111 746 Haïtiens sont entrés au Chili, contre 4 053 en 2014, puis 13 299 en 2015, année où les données ont commencé à grimper. Les 400 Haïtiens qui arrivent désormais chaque jour, selon les derniers chiffres donnés par la police, ne représentent, actuellement, que la sixième communauté de migrants. Les Vénézuéliens ou les Colombiens sont bien plus nombreux, traduisant les crises du continent. Et ce sont les ONG, l’Eglise et les universités qui tentent de pallier les déficits de l’Etat, en offrant surtout des services juridiques.

Sebastian Piñera, le nouveau président conservateur entré en fonctions le 11 mars, vient de prendre une série de mesures. D’une part, il a annoncé qu’un projet de loi migratoire serait bientôt présenté devant le Parlement. De l’autre, il a déjà pris des mesures par décret, notamment concernant les Haïtiens et les Vénézuéliens.

Depuis le 16 avril, les Haïtiens – c’est déjà le cas pour la majorité des Latino-américains et des Caribéens, à l’exception des Equatoriens et des Argentins – doivent désormais, pour entrer au Chili, avoir un visa, qu’ils doivent demander au consulat chilien à Port-au-Prince, qu’il soit touristique, de travail ou humanitaire – ce dernier sera restreint à 10 000 Haïtiens par an. Jusqu’ici, aucun visa n’était exigé.

Les décrets présidentiels incluent aussi un processus de régularisation extraordinaire pour les 300 000 migrants – toutes nationalités confondues – actuellement en situation irrégulière. Depuis lundi 23 avril, ils ont un délai d’un à trois mois pour demander un permis de résidence d’un an, même si l’on ignore combien de personnes pourront en bénéficier.

« Les Haïtiens sont les plus exclus, de par la langue et de par leur afro- descendance », explique Pablo Valenzuela, le directeur du Service jésuite pour les migrants.

Dalinx Noel, 33 ans, est arrivé de Haïti, après neuf heures de vol, en juin 2016. « Un jour, j’ai vu une femme acheter cash cinq billets d’avion pour le Chili. Sans trop savoir pourquoi, je suis parti aussi », explique-t-il. Le durcissement des conditions d’entrée aux Etats-Unis et en Europe pousse en effet les migrants haïtiens vers d’autres destinations.

Le Brésil et le Chili se sont imposés presque naturellement en raison de la forte présence dans l’île de casques bleus de ces pays. Lorsque l’économie brésilienne a commencé à vaciller – après le Mondial et les JO –, les Haïtiens ont migré vers le Chili, le nouveau pays riche de la région. Parmi eux, 70 % sont des hommes et la moyenne d’âge est de 30 ans.

Dalinx est arrivé confiant au Chili : « Stabilité, travail, possibilité d’étudier et d’être soigné à l’hôpital », résume-t-il. Mais il va rapidement déchanter. Malgré une licence en administration économique et sociale de l’université d’Etat de Haïti et un bon niveau d’espagnol, les 300 CV qu’il a envoyés restent sans réponse. Découragé, il a effacé toutes les lignes de son curriculum et inscrit, en gros, un seul mot : plombier. On l’appelle la semaine suivante. Il découvre alors un monde d’abus contre lui et « ses frères », et fait une formation en droit pour apprendre à se défendre.

Au même moment, une Chilienne qui travaille à l’inspection du travail tombe sur un cas d’esclavagisme dans les champs. « Les patrons prenaient les passeports d’Haïtiens et les menaçaient de les dénoncer à la police », raconte-t-elle, souhaitant garder l’anonymat. Elle a aidé Dalinx à monter l’association Fupa (Fondation Urgence Pays). Il se rend chaque week-end en banlieue pour expliquer la législation aux autres Haïtiens.

Evens Clercema, lui, s’attache à donner une image positive des Haïtiens. Premier animateur noir de l’histoire de la télé chilienne, Evens est aussi danseur professionnel. Il a pu obtenir une licence de sociologie et danser, en prime time, devant la présidente d’alors, Michelle Bachelet. La compagne d’Evens, Maria Paz Hernandez, une Chilienne de 34 ans, est ingénieure. Le couple attend un enfant et symbolise une intégration réussie, mais Evens ne se leurre pas : « L’Europe a conquis l’Amérique puis a amené des Noirs pour y travailler. Nous avons toujours été vulnérables. »

Le « tabou » du racisme

Rodrigo Azocar, 30 ans, avocat à la tête du centre d’aide juridique de l’Université catholique, un système d’assistance gratuite offert par professeurs et étudiants en droit, ne prononce, pour sa part, le mot « racisme » qu’avec difficulté. « C’est tabou ici. Quand j’étais petit, je me retournais dans la rue quand je voyais un Noir tellement c’était rare. » Cependant, il corrobore sans hésiter la vulnérabilité des Haïtiens qu’il aide au quotidien.

Ces derniers sont souvent victimes d’agressions au couteau, de vols et d’expulsions par des propriétaires peu scrupuleux. Aucune statistique n’existe concernant le nombre de Haïtiens morts de froid dans les rues ou les résidences précaires. mais le cas de Benito Lalane, 31 ans, décédé en juin 2017, en plein hiver austral, a fait grand bruit dans le pays.

Pablo Valenzuela, 38 ans, est directeur du Service jésuite pour les migrants, la principale organisation non gouvernementale ayant pour vocation de protéger les migrants. Il en reçoit 5 161 par an, dont 47 % d’Haïtiens : « Ce sont les plus exclus, de par la langue et de par leur afro-descendance, dans un pays qui se croit plus blanc que ce qu’il n’est vraiment », dit-il en référence aux peuples indigènes du Chili. Sa priorité : éviter les expulsions ; 6 656 expulsions ont été prononcées entre 2016 et 2017, soit une toutes les trois heures.

« Début mars, 62 Haïtiens ont été détenus plusieurs jours à l’aéroport par la PDI, la police d’investigation. La Cour suprême a reconnu que c’était illégal, mais la police est passée outre et les Haïtiens ont été déportés », explique Pablo Valenzuela.

Tomas Greene, avocat au centre d’aide juridique, angoisse depuis l’annonce du président Piñera d’une nouvelle loi migratoire qui doit être débattue prochainement par le Parlement, et dont les contours sont encore flous : « Jusqu’ici, c’était dur, mais je pouvais les aider. Tout le système juridique et policier va désormais s’abattre sur eux. »