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« LULA EST INNOCENT » |
Maud Chirio est historienne et spécialiste du Brésil. Elle estime que la décision de la Cour suprême s’inscrit dans un contexte de démocratie dégradée après le putsch de 2016.ENTRETIEN RÉALISÉ PAR CATHY DOS SANTOS
MAUD CHIRIO AGRÉGÉE ET DOCTEUR EN HISTOIRE CONTEMPORAINE |
Maud Chirio. Ce vote est sans grande surprise. Depuis longtemps, la perspective de laisser Lula jouer un rôle sur la scène politique était inacceptable pour une partie des acteurs politiques brésiliens, y compris pour le pouvoir judicaire. Les espoirs de certains reposaient sur des négociations personnelles avec les juges de la Cour suprême afin que Lula soit maintenu en liberté. Mais si l’on se place dans le schéma global des événements en cours au Brésil, à savoir l’organisation d’un coup d’Etat institutionnel (contre la présidente de gauche Dilma Rousseff en 2016, NDLR), la poursuite de la persécution judiciaire contre Lula est totalement logique.
La prison pour Lula est-elle inéluctable ?
Maud Chirio. La décision de la Cour suprême n’est pas exécutoire. Ce n’est pas un mandat d’emprisonnement. Il n’est pas dit que Lula aille obligatoirement en prison dans les jours à venir. Néanmoins, il n’est plus protégé contre la prison préventive et sa vie publique se trouve fragilisée. Le mettre en prison, alors que les preuves à son encontre sont extrêmement légères, constituerait un symbole très fort pour une partie de la population qui continue de le considérer comme son leader politique. D’autre part, une éventuelle détention serait également inquiétante pour toute une partie de la classe politique sur laquelle pèsent des accusations considérablement plus lourdes et qui souhaite que le maintien en liberté demeure la règle.
Vous dites que cette décision s’inscrit dans un schéma plus global de coup d’Etat institutionnel. N’est-elle pas à rapprocher des récentes déclarations de hauts gardés de l’armée dont certains ont parlé de recours à la force pour faire pression sur la Cour suprême ?
Maud Chirio. Oui. La caractéristique de ce coup d’Etat est qu’un grand nombre d’institutions y participent, dont des institutions judiciaires et militaires. Ses acteurs, aux intérêts relativement différents, sortent des rails de la démocratie représentative. L’opinion publique internationale et les médias internationaux doivent enfin considérer le caractère inconstitutionnel, illégal, et extra-démocratique de ce qui se passe au Brésil. Lorsque le commandant de l’armée de terre déclare publiquement que si la Cour suprême ne condamne pas Lula, les Forces armées prendront leurs responsabilités, c’est-à-dire qu’elles menacent d’une intervention militaire, nous sommes en dehors de toute forme de démocratie fonctionnant correctement.
Quels sont justement les acteurs de ce coup d’État ?
Maud Chirio. Il y a d’abord une droite politique qui s’était totalement satisfaite du cadre démocratique qui existait jusqu’alors. Après sa défaite à l’élection présidentielle de 2014, elle a voulu se débarrasser de la cheffe de l’État Dilma Rousseff. Mais elle n’avait pas de motif constitutionnel. Elle craignait de ne pouvoir revenir au pouvoir avant un certain temps puisqu’il existait la possibilité que Lula succède à Dilma Rousseff. Elle s’inquiétait également des enquêtes judiciaires car la cheffe de l'État laissait pleinement agir la justice dans le cadre de l’affaire du « lavage express » (concernant la corruption liée à l’entreprise pétrolière nationale Petrobras, NDLR). L’autre objectif de cette classe politique était d’empêcher le maintien de la propriété nationale sur les richesses pétrolières qui ont été découvertes dans l’Atlantique sud à la fin du gouvernement de Lula (2003-2011) afin de les privatiser. C’est de manière anticonstitutionnelle que cette classe a réussi à reprendre le pouvoir en 2016.
Il y a également le pouvoir judiciaire…
Maud Chirio. Ce pouvoir est très conservateur mais il n’est pas complètement inféodé à la classe politique. Il a pour objectif le nettoyage de la classe politique. Les motivations sont réelles car il y un grave problème de corruption. Mais ce pouvoir judicaire devient une force politique. Une force qui n’a aucune légitimité représentative. Elle est issue des classes supérieures de la société. Elle est très privilégiée du fait de ses revenus. Ses conditions de vie sont incroyables si on les compare à une échelle européenne. Cette classe qui est donc devenue une force politique joue à condamner, à ne pas condamner, à relâcher, indépendamment des normes du droit. La troisième grande force politique, ce sont les Forces armées qui sont elles aussi issues des classes sociales très conservatrices. Elles agissent désormais dans le jeu politique et en partie, dans les persécutions judicaires. Elles menacent d’utiliser la force si le cours de la vie politique ne va pas dans le sens qu’elles souhaitent. Enfin, il existe aussi des mouvements populaires d’extrême droite mobilisés depuis 2013/2014. Ils sont très présents sur Internet mais également dans les rues. Ils sont dans une logique de haine politique. Ils désignent la gauche en général comme l’ennemi de l’intérieur, comme la responsable des maux du Brésil : la situation des services publics, la corruption. Leurs ennemis sont animalisés, ils leur nient le droit à la vie. Ce n’est pas le discours de la classe politique de droite ni celui de la population mais il est désormais autorisé sur la scène publique. Ce grand ensemble de pouvoirs est inquiétant.
Désormais, que peut-il se passer ? Une recrudescence de violences est-elle à craindre ?
Maud Chirio. Prévoir l’avenir est une terre peu familière pour les historiens. Le futur a un degré d’imprévisibilité très important. Si j’applique un raisonnement d’historienne, je dirai qu’il n’y a pas un grand complot totalement maîtrisé par des acteurs politiques. Certains pensent que des forces seraient parfaitement articulées dans le but de poursuivre une certaine politique économique et que la perpétuation de la droite classique au pouvoir à partir de 2018 est actée. Une partie de la classe politique l’espère. Je pense que les portes du glissement autoritaire sont ouvertes. Mais, les différents acteurs politiques ne se contrôlent pas les uns les autres. Personne ne contrôle les Forces armées. Personne ne contrôle le pouvoir judicaire comme acteur politique. Personne ne contrôle l’extrême droite dans sa version politique ou dans la rue. À partir du moment où l’on s’assoit sur la Constitution, où l’on sort des rails de la démocratie, on entre dans une période d’incertitude qui peut durer et qui n’est plus du tout maîtrisée par les acteurs qui ont ouvert la boîte de Pandore.
Cathy Dos Santos
Journaliste à la rubrique Monde