vendredi 4 octobre 2019

COUPE DU MONDE DE RUGBY 2019 : CHE GUEVARA, UN ARGENTIN DANS LA MÊLÉE


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PHOTO COLLECTION PARTICULIÈRE 
RÉCIT
Le révolutionnaire était si passionné de rugby qu’il avait participé comme journaliste, en 1951, à l’éphémère aventure éditoriale d’un hebdomadaire spécialisé. Les exemplaires de ce journal sont aujourd’hui des raretés absolues.
Toute sa vie, il a aimé écrire. Des livres, beaucoup de livres aux titres évocateurs : La Guerre de guérilla, Le Socialisme et l’homme, Souvenirs de la guerre révolutionnaire, Justice globale… Sans oublier, bien sûr, ses journaux de bord au Congo et en Bolivie. Voilà pour la bibliographie politique d’Ernesto « Che » Guevara (1928-1967). Mais l’icône révolutionnaire, compagnon de lutte des frères Castro à Cuba dans les années 1950, s’était aussi essayée à un autre type d’écriture : le journalisme sportif. Son domaine de prédilection ? Le rugby.

Comme beaucoup d’Argentins de bonne famille, il appréciait ce sport et l’a pratiqué avec fougue. Cette passion de jeunesse, largement traitée par ses biographes, l’a conduit à vivre une expérience journalistique passée plus inaperçue : la création à Buenos Aires, en 1951, d’un hebdomadaire de rugby baptisé Tackle (« Plaquage », en anglais). L’aventure fut brève – onze numéros entre le 5 mai et le 28 juillet 1951 – mais intense, et révélatrice du jeune homme qu’il était alors.

COUVERTURES DE L’HEBDOMADAIRE « TACKLE »,
CRÉÉ PAR ERNESTO « CHE » GUEVARA.
À l’époque, le Che a 23 ans ; il étudie la médecine et n’est pas encore parti sur les routes d’Amérique latine confronter ses convictions marxistes à la réalité. Le rugby, qu’il pratique depuis neuf ans, le passionne tant que son père, Ernesto Guevara Lynch, architecte de profession, est prêt à financer le lancement d’un journal. La rédaction, limitée à une poignée de jeunes gens, dont un autre de ses cinq enfants – Roberto, 17 ans –, s’installera dans un coin de son cabinet, au n° 2034 de la rue Paraguay, au cœur de Buenos Aires. Ce sont tous des apprentis journalistes, eux-mêmes rugbymen dans des clubs sélects de la banlieue.

L’art du jeu dans la boue


Certains articles du Che donnent déjà une idée assez nette de ses préoccupations sociales. Par exemple, ces lignes sur les racines argentines de son sport : « À Buenos Aires, ceux qui lancèrent le rugby appartenaient à la haute société et donc possédaient des fortunes, et ainsi pouvaient, grâce à leur argent, former des clubs agréables et aux structures solides. En revanche, dans les villes de l’intérieur du pays, le rugby ne prit pas, parmi les classes riches et, sauf exception, une petite bourgeoisie le pratique, des gens qui ne peuvent donner que leur enthousiasme au sport, rien de plus. » Conclusion : « Tout cela provoque un cercle vicieux ; le public ne s’intéressant pas ou bien peu au sport ne connaît pas le rugby et, donc, ne le connaissant pas, il est difficile, évidemment, de l’initier à sa pratique. »


DANS L’HEBDOMADAIRE « TACKLE », UN ENCART
PUBLICITAIRE POUR LE CABINET D’ARCHITECTE
DU PÈRE DU « CHE », ERNESTO GUEVARA LYNCH,
QUI ABRITAIT AUSSI LA RÉDACTION AU NUMÉRO
2034  DE LA RUE PARAGUAY, À BUENOS AIRES. 
Ces passages sont reproduits dans La Fabuleuse Histoire du rugby, un ouvrage collectif publié pour la première fois en 1973 (éditions O.D.I.L.), sous la direction d’Henri Garcia, du journal L’Equipe. On les retrouve aussi dans un guide du quotidien sportif retraçant l’année 1983, et intitulé Rugby. Ce guide, c’est le journaliste Jean Cormier (1943-2018), figure familière de l’ovalie française, qui nous l’avait montré à son domicile parisien, joli repaire de collectionneur curieux de tout. Cet ex-grand reporter du Parisien était fasciné par le destin du Che. Il lui avait consacré plusieurs livres, ainsi qu’une exposition photographique, et connaissait son père. Mais Jean Cormier n’avait aucun autre extrait de Tackle que ceux déjà cités. Pour en lire d’autres, et tenter ainsi de reconstituer la brève carrière du Che dans le journalisme sportif, il faut donc se mettre en chasse des exemplaires de l’hebdomadaire. Des raretés absolues…

Nous voici d’abord à la Bibliothèque nationale de Buenos Aires. Miracle, un sac en plastique renferme neuf des onze magazines. Six décennies après leur publication, les deux autres, les n° 2 et 4, ont disparu. « Les vols sont fréquents », s’excuse un employé de la « BN ». Quatre articles du Che sont consultables, mais pas celui cité dans La Fabuleuse Histoire du rugby. Ces textes sont signés « Chang-Cho », déformation à la sonorité chinoise de son surnom habituel, « Chancho » (« cochon »). Ses amis le lui avaient donné en référence à son art du jeu dans la boue, mais également en raison de son aspect délibérément négligé, bien éloigné du costume-cravate de rigueur dans les clubs de rugby. Avouons-le, les articles sont quelque peu décevants. Cette fois, point d’analyse sociologique mais de simples récits de matchs, révélateurs de sa fine connaissance du jeu.

« Matériel subversif »


Pour retrouver les numéros manquants de Tackle, peut-être faut-il se tourner vers la Fédération argentine de rugby ou le très sélect San Isidro Club (SIC), dont il porta le maillot, dans la banlieue chic de Buenos Aires. Dans un cas comme dans l’autre, pas la moindre trace de l’hebdomadaire. Notre dernier espoir ? Hugo Condoleo, un journaliste sportif de 87 ans, ultime survivant de cette aventure éditoriale. Vérification faite, c’est d’ailleurs lui qui avait écrit pour Henri Garcia, en 1973, le passage argentin de La Fabuleuse Histoire du rugby.

Nous le rencontrons dans un café de Buenos Aires. Lui non plus n’a pas les deux numéros manquants. Mais ses souvenirs sont si vifs qu’ils font de lui un témoin d’exception. Il en est sûr, l’article sur la sociologie du rugby argentin figure dans le n° 2, daté du 12 mai 1951. « Ernesto avait fait une tournée à travers le pays et, à son retour, il écrivit un papier, le seul, en dehors des habituels commentaires de matchs où apparaissent ses préoccupations sociales. » Cet article, titré « Le rugby de l’intérieur », se voulait une profession de foi. Ernesto, explique son ami, « revendiquait le fait que le rugby soit joué non seulement à Buenos Aires mais dans toutes les villes de province et dans toutes les couches sociales, pas seulement par les plus riches ».

Hugo Condoleo affirme qu’un diplomate argentin, dont le nom lui échappe, aurait autrefois emporté la collection complète à Paris. Une autre collection appartenait à l’un des frères du Che, Roberto, décédé en 2018, mais elle aurait disparu à l’époque de la dictature militaire (1976-1983). « En ce temps-là, la famille Guevara était suspecte, rappelle-t-il. Un commando militaire a perquisitionné la maison de Roberto et saisi les numéros de Tackle, croyant qu’il s’agissait de matériel subversif. »

Des années plus tard, sous le gouvernement péroniste de Carlos Menem (1989-1999), M. Condoleo a entrepris de récupérer les exemplaires disparus. « J’ai demandé de l’aide au général Martin Balza, que je connaissais comme journaliste sportif, car c’était un grand nageur. » Las ! Le chef d’état-major de l’armée argentine lui a expliqué ne rien pouvoir y faire. Ce dernier était officier de l’armée de terre. Or ce sont surtout les troupes de la marine qui menaient les opérations de perquisition durant les « années de plomb ».

Du pré à la jungle
A l’époque de Tackle, Hugo Condoleo avait 17 ans – six de moins que le Che –, mais il se remémore la « salle de rédaction », dans le cabinet d’architecte, et d’Ernesto, « arrivant en courant de la faculté de médecine, sa blouse blanche sur l’épaule ». Ils se retrouvaient en début de semaine autour d’une table pour taper à la machine les commentaires sur les matchs du week-end. « Ernesto avait une véritable passion pour le journalisme, insiste Condoleo, qui n’a pas oublié non plus son « grand sens de l’ironie » : « C’est lui qui avait eu l’idée d’introduire des dessins humoristiques des joueurs dans les pages de Tackle.»

Dans le « rugby de l’intérieur », le Che revient sur ses débuts de joueur. « Chaque fois que nous construisons un terrain, avec sa pelouse, ses lignes blanches, nous voyons les vestiaires, les douches avec l’eau chaude, le bar, c’est-à-dire tout ce qui fait un club ; nous ne pouvons manquer de nous souvenir de nos débuts en rugby – dans une ville de l’intérieur. » Au fil du récit, le tableau se précise : « Nous étions une dizaine de volontaires et nous cherchions à repérer parmi les curieux qui se trouvaient là deux audacieux pour grossir nos rangs. Et nous entrions sur le terrain en gardant un œil sur nos vêtements, de crainte qu’on ne nous les vole. La troisième mi-temps, cette belle coutume rugbystique, nous était tout aussi inconnue que toutes les commodités citées plus haut et qui contribuèrent à rendre ce sport si agréable. »

Le Che s’adonne au ballon ovale entre ses 14 et 23 ans. Il y joue malgré son asthme, contre l’avis des médecins et de son père. Celui-ci rapportera les mots de son fils dans un livre, Mi Hijo, el Che (« Mon fils, le Che », Planeta, 1981, non traduit) : « Papa, j’aime le rugby et, même si je dois en crever, je vais continuer à le pratiquer. » Hugo Condoleo se souvient du moment où don Ernesto Guevara Lynch, inquiet, obligea son fils à quitter le SIC, dont il était membre depuis 1947. « Ecœuré, il est parti jouer en cachette dans un club rival, l’Atalaya. C’est là que j’ai eu l’occasion de jouer avec lui », poursuit le vieil homme, très ému. Dans une lettre à sa mère, le Che avait confié à quel point ce sport l’avait aidé à surmonter son asthme et à endurer par la suite la vie dans la jungle bolivienne.

Les prémices d’une révolution


Le futur révolutionnaire a découvert ce sport à Alta Gracia, dans la province de Cordoba, où sa famille vécut un temps, à la recherche d’un climat sec. C’est également là qu’il fit connaissance d’Alberto Granado, alors entraîneur du club Estudiantes de Cordoba, avec lequel il entreprendra plus tard son premier voyage en moto à travers l’Amérique latine. Un périple accompli entre décembre 1951 et juillet 1952, quelques mois après l’arrêt de l’éphémère Tackle, vaincu par le coût du papier et le faible nombre d’abonnés…

ERNESTO « CHE » GUEVARA AVEC
LE CLUB ATALAYA DE BUENOS AIRES.
Guevara pratiqua ensuite d’autres formes de journalisme. C’est en tant que photographe qu’il couvre pour une agence d’information sud-américaine la deuxième édition des Jeux panaméricains, en 1955. La compétition a lieu au Mexique, pays où il rencontrera Fidel Castro. Le 1er janvier 1959, les deux hommes renversent Fulgencio Batista à Cuba. La même année, le Che contribue à la création de l’agence Prensa Latina, « la voix de la révolution cubaine » à travers le monde. Un demi-siècle plus tard, en 2006, ce même Castro se rend en Argentine, accompagné du Vénézuélien Hugo Chavez, pour visiter le fameux chalet blanc d’Alta Gracia où habita le Che. Ailleurs en Argentine, sa mémoire est plus délaissée. A Buenos Aires, aucune rue ne porte son nom. A Rosario, une simple plaque sur le trottoir indique sa « maison natale », et il a fallu attendre le 14 juin 2008 pour qu’une statue soit érigée dans un parc local.

Du Che rugbyman, il reste donc les souvenirs de son ex-collègue Hugo Condoleo, et quelques passages de Tackle. Celui-ci, en particulier, où il évoque la venue du XV de France en Argentine, en 1949. « Nous sommes restés sous le charme de leur jeu de très grande qualité et nous avons appris ce que nous ignorions jusque-là : à savoir que le rugby bien joué est un agréable spectacle, même pour ceux qui méconnaissent totalement ses règles. » Six décennies plus tard, l’équipe de France a de nouveau affronté, et dominé, la sélection argentine (23-21) le 21 septembre, à Tokyo, pour sa première rencontre de la Coupe du monde 2019. Les Pumas s’apprêtent maintenant à défier l’Angleterre, samedi 5 octobre, toujours à Tokyo. Un match dont on aurait bien lu le compte rendu dans Tackle. Signé « Chang-Cho ».

Adrien Pécout
Christine Legrand
Buenos Aires, correspondante