L'ARRESTATION DU GÉNÉRAL PINOCHET
L'ancien dictateur a été arrêté vendredi soir dans une clinique londonienne où il s'était fait opérer deux jours plus tôt. Il risque fort d'être privé de liberté pendant de longues semaines au moins.La police britannique est passée à l'action sur la requête de deux juges espagnols, chargés d'instruire des cas de disparitions et d'assassinats sous les régimes militaires chilien et argentin
UNE DE LIBÉRATION N° 5417 DU 19/10/1998 |
La nouvelle de son «arrestation», survenue vendredi soir, dans la clinique londonienne où il se remettait de l'opération d'une hernie discale effectuée deux jours plus tôt, a stupéfait tout le monde quand elle a été diffusée samedi. Elle a notamment surpris le président de la république chilienne Eduardo Frei (démocrate-chrétien) et son ministre des Affaires étrangère, en déplacement à Lisbonne à l'occasion de la VIIIe conférence des dirigeants ibéro-américains. Les deux hommes ont aussitôt protesté auprès des autorités britanniques, en avançant qu'Augusto Pinochet, en tant que sénateur à vie, bénéficiait d'une immunité parlementaire, et qu'il voyageait avec un passeport diplomatique. Mais leur réaction apparaît somme toute mesurée, et soucieuse de ne pas envenimer les choses.
Interpellation confuse
Les circonstances de la mise sous contrôle judiciaire de l'ex-dictateur et de ses conditions de «détention» restent confuses. Son interpellation se base sur une récente convention européenne en matière de lutte contre le terrorisme. Selon un porte-parole de Scotland Yard, la police britannique est intervenue à la requête de deux juges de la «Audiencia nacional» espagnole, Manuel García Castellón et Baltazar Garzón, qui instruisent deux plaintes parallèles concernant des disparitions et des assassinats de citoyens espagnols, au Chili et en Argentine, à l'époque des régimes militaires dans ces pays. Ces magistrats doivent maintenant expliciter formellement une demande d'extradition, et celle-ci devra être avalisée par le Ministère espagnol de la justice avant d'être transmise à Londres.
Les autorités britanniques ne reconnaissent pas l'immunité d'un parlementaire étranger, et ont refusé de prendre en compte l'immunité diplomatique dont a tenté de se prévaloir le sénateur Pinochet, venu en Angleterre à titre privé. Selon le ministre de l'Intérieur Jack Straw, qui aura à décider au bout du compte de l'éventuelle extradition, le gouvernement espagnol dispose d'un délai de 40 jours à compter de vendredi pour présenter sa requête.
L'ancien général Pinochet est l'objet des investigations du juge Baltazar Garzón pour sa participation présumée dans «l'opération Condor», montée par les responsables militaires alors au pouvoir au Chili, en Argentine et en Uruguay pour coordonner la traque de leurs opposants respectifs. Pinochet est réputé pour avoir initié et dirigé cette organisation clandestine, dont le QG se trouvait à Santiago, au siège de la police militaire chilienne. Le magistrat le soupçonne ainsi d'avoir personnellement ordonné l'arrestation de 80 Chiliens réfugiés en Argentine. Le juge Manuel García Castellón pour sa part lui impute la disparition de plusieurs dizaines de citoyens espagnols pendant les années les plus noires de sa dictature, entre 1973 et 1983.
Réactions contrastées
Les réactions sont contrastées au Chili. De petites manifestations spontanées, de joie ou de colère, ont rassemblé sans incidents samedi quelques centaines de manifestants pro- et anti-Pinochet. La députée Isabel Allende, fille du président Salvator Allende renversé en 1973, s'est réjouie de «cette opportunité unique de demander à Pinochet qu'il rende compte des violations des droits de l'homme perpétrées sous son régime». Le fils du général Pinochet a promis pour sa part d'engager «la meilleure équipe d'avocats de Londres». Et l'armée chilienne a qualifié l'arrestation d'«inacceptable», un général dénonçant même l'«acte de couardise qui consistait à entrer dans la chambre d'un homme malade, alité, pour lui dire qu'il était en état d'arrestation». Un genre d'actes qui était pourtant monnaie courante… dans le Chili des années Pinochet.
Au-delà de ces prises de position, réactions et commentaires font apparaître un autre «trouble»: la poignée de citoyens espagnols disparus, torturés ou éliminés pendant la dictature, et qui sert de base juridique à l'intervention de la police britannique, ne constituent qu'une petite fraction des victimes du régime militaire. Au moins 3197 opposants ont été assassinées, et 1102 personnes sont toujours portées disparues, selon des statistiques officielles. Or, la loi chilienne d'amnistie a beau prévoir des poursuites pour «homicide de groupes», «génocide» ou «association de malfaiteurs», elle n'a été appliquée que dans de très rares cas. Et aucune des six plaintes lancées sur place contre Augusto Pinochet n'a de chances d'aboutir, celui-ci contrôlant au Sénat une minorité de blocage s'opposant à la levée de son immunité. Résultat: les Chiliens constatent aujourd'hui avec un mélange de gêne, d'autodérision et de colère que des juges madrilènes ont osé ce qui n'a pu être entrepris chez eux.