mardi 15 janvier 2019

MARTINEZ : SUR L'UBÉRISATION, «ON EST LOIN D’AVOIR RATTRAPÉ NOTRE RETARD»

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Après une période de flottement, le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, mène avec les autres centrales une réflexion sur le «nouveau statut du salarié», assorti de droits individuels transférables.
Nés pour défendre le prolétariat, les syndicats ont longtemps eu du mal à se positionner vis-à-vis du nouveau précariat de l’ère numérique. Mais la question de la défense de ces jeunes travailleurs ubérisés monte au sein des grandes centrales. La CGT essaye de se mobiliser sur la question. Son secrétaire général, Philippe Martinez, veut construire avec eux «quelque chose qui ressemble à du droit collectif».
PHILIPPE MARTINEZ À 
PARIS LE 10 DÉCEMBRE. 
PHOTO PHILIPPE WOJAZER. 
En ex-livreur de Take Eat Easy est parvenu à faire reconnaître un lien de subordination par la justice. D’autres actions similaires sont en cours, qui ne sont pas portées par les syndicats. Pourquoi ?

Ces salariés, soi-disant indépendants, sont des travailleurs précaires qui n’ont aucune protection et sont sous la complète dépendance des plateformes. Consciente de la situation, la CGT a décidé de mener une action concrète en leur faveur en soutenant le salarié de Take Eat Easy dans la procédure juridique dont vous parlez. Le monde du travail a évolué avec le développement des intérimaires, des contractuels dans la fonction publique, puis des travailleurs des plateformes. La CGT peut avoir des difficultés à travailler avec ceux qui n’ont pas de contrat de travail classique, car elle ne les croise jamais. De plus, certains considèrent encore à la CGT que les personnes qui subissent ces nouvelles formes de travail y adhèrent. En réalité, la grande majorité des gens qui cherchent un emploi prennent juste le boulot qu’ils trouvent. Certains travailleurs des plateformes peuvent se dire satisfaits, car ils pensent que leur mode de travail leur permet de ne pas être soumis à un patron, mais petit à petit, ils se rendent compte que leur liberté est très conditionnée. Quand cela arrive, leur premier réflexe n’est pas de venir nous voir. Comme une majorité de Français, ils n’ont jamais croisé de syndicaliste. Alors, ils créent une association pour se défendre collectivement. Et c’est déjà un premier pas. Le deuxième pas, c’est ensuite d’aller voir un syndicat pour avoir du poids.

La CGT est-elle en retard sur ce sujet ?

Oui, et on est loin de l’avoir rattrapé. On n’est même pas encore à la bonne vitesse. Dans un premier temps, on a appris à connaître ces travailleurs des plateformes. Petit à petit, on essaye désormais de construire avec eux quelque chose qui ressemble à du droit collectif.

Votre syndicat est-il au clair sur les revendications qu’il porte pour ces travailleurs?

Nous sommes pour qu’il y ait un cadre, une sorte de convention collective. Il y a trois revendications essentielles, pas si éloignées de ce que nous portons pour les salariés. La première est celle d’un salaire minimum. Peu à peu, les plateformes ont rogné leur part fixe, remplacée par des revenus variables liés à leur prestation. La deuxième est celle de leur temps de travail qui doit être encadré, car pour l’heure, ils n’ont pas d’horaires et doivent être pratiquement disponibles 24 heures sur 24. La troisième est celle du droit à la protection sociale.

Vous ne défendez donc plus la requalification des contrats en salariat à tout prix…

Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. En ce moment, nous menons d’ailleurs une réflexion autour du «nouveau statut du salarié», cette proposition que nous portons depuis longtemps en faveur de droits individuels transférables. Est-ce que le fait de parler de «travail salarié» permet d’intégrer tout le monde ? Un salarié qui devient travailleur d’une plateforme ne devrait-il pas garder ses droits acquis ? Je pense que oui. Tout le monde n’est pas d’accord à la CGT, mais cette question sera mise en débat au prochain congrès de la CGT en mai.

Cette reconnaissance d’une zone grise, comme le fait de faire une place aux travailleurs des plateformes au sein du syndicat, n’est donc pas acceptée par tous ?
Il y a des débats internes. Certains se demandent s’il est possible, lorsqu’on est contre une forme d’exploitation du monde du travail, d’accepter ceux qui s’inscrivent dedans volontairement ou par obligation. Ils craignent qu’en reconnaissant leurs droits, on remette en cause ceux des autres.

Ceux qui sont dans le salariat ont donc aussi peur d’être mis en concurrence ?

C’est pourquoi nous disons, à la confédération, que s’il y avait des règles collectives, cette concurrence serait moindre. On est confrontés à des employeurs qui ne sont soumis à aucune règle. La vraie concurrence, elle est là, c’est du dumping social ! Il y a d’ailleurs un risque de généralisation de ces pratiques, y compris aux salariés. De plus en plus d’employés à domicile, par exemple, bien qu’en CDI, travaillent aussi avec des applications.

Comment bâtir une protection sociale pour ces travailleurs ?

Il faut d’abord reconnaître en justice le lien de subordination, ce qui obligera les plateformes à payer des cotisations sociales. Nous portons aussi ce combat auprès du gouvernement. Il faut des lois. Quant aux mobilisations, elles sont difficiles pour ces travailleurs. Certains préfèrent mettre des cagoules pour manifester, de peur d’être grillés…

La CGT travaille-t-elle avec les autres syndicats?

On en discute. Tout le monde se rejoint pour porter cette idée de règles collectives. Après, on n’est pas tous d’accord sur les détails. Chacun a un peu travaillé dans son coin, c’est aussi un peu ça le problème…

Et avec vos homologues européens ?

On est en contact. Les Britanniques sont en avance sur nous et ont remporté quelques victoires. Les Italiens ont aussi une approche intéressante, car ils ont une structure territoriale plus forte que la nôtre historiquement.

Point commun entre ces travailleurs et les gilets jaunes, ils se passent les uns et les autres des syndicats. Pensez-vous, comme l’a dit Laurent Berger de la CFDT, que le syndicalisme est mortel ?

Oui, il est mortel, pourquoi ne le serait-il pas ? Surtout si l’on n’est pas capable de prendre en compte et d’accepter les évolutions du monde du travail. Il y a deux camps, et Marx l’a exprimé clairement : le capital et le travail. Tous ceux qui sont du côté du travail ont leur place à la CGT.

Mais ces gens-là ont du mal à se retrouver dans le syndicalisme, qui n’a pas gagné beaucoup de batailles ces dernières années sur le plan national, voire a encaissé des reculs sociaux…

La CGT gagne des combats tous les jours dans les entreprises ! Après, est-ce que c’est à la hauteur des attaques subies ? Certainement pas… Mais personne ne peut nier que le monde du travail a changé. Je viens d’une boîte, Renault à Boulogne-Billancourt, où on était 35 000 salariés il y a quelques années. Du cadre au type qui contrôle l’accès de la cantine, on avait le même statut. Quand il y avait une négociation salariale, il y avait 35 000 personnes concernées. Je ne sais pas si c’était l’ancien monde, mais il était pas mal ce monde-là. Aujourd’hui, dans une entreprise de taille comparable, il peut y avoir 60 sociétés différentes.

Certains travailleurs des plateformes, habitués aux réseaux sociaux, trouvent la CGT, ses manifs et ses gros ballons rouges, dépassée. Comment rompre avec cette étiquette passéiste?

On ne fait pas que promener des ballons rouges… Quant aux outils numériques, nous aussi, nous les utilisons. Toutefois, en 2016, la pétition citoyenne sur Internet contre la loi El Khomri n’a pas empêché cette dernière de passer. Je n’ai pas de recette miracle. Mais quand on veut être efficace et qu’on s’attaque à du lourd, la grève reste un des moyens universels. Le fait que ces travailleurs ressentent le besoin de se regrouper est une première étape. C’est la preuve que l’action collective a de l’avenir.