jeudi 9 décembre 2010

AU CHILI, UNE COLONIE NAZIE DEVENUE CENTRE DE VACANCES

Stèle de Villa Baviera
(De Villa Baviera) Une entraînante mélodie bavaroise retentit dans le restaurant. Tout juste sortis de la piscine, quelques touristes se régalent de spécialités teutonnes. D'autres admirent, à l'ombre d'une tonnelle, le panorama aux faux airs alpins. Ce sont les Andes qui s'étirent au loin, marquant la frontière avec l'Argentine.

A 350 kilomètres au sud de Santiago du Chili, près de la ville de Parral, se cache un petit bout de Bavière reconstituée. Un lieu enchanteur qui, pendant près de quarante ans, a concentré l'horreur.

Avec son hôtel et son restaurant, Villa Baviera, anciennement Colonia Dignidad, s'est converti au tourisme en septembre 2007. Une reconversion étonnante pour un lieu où plus de 300 Allemands ont vécu totalement reclus sous la férule d'un gourou : Paul Schaefer. Arrêté en 2005 et condamné pour pédophilie, l'ancien brancardier SS est mort en prison à Santiago le 24 avril 2010 à l'âge de 89 ans.

Un passé « un peu » compliqué

Anna Schnellenkamp, trentenaire affable née dans la Colonia Dignidad, responsable du développement touristique, est enthousiaste :
« C'est vrai que nous avons un passé un peu compliqué. Mais c'est aussi cette histoire, dans un pays comme le Chili qui n'en a pas vraiment, qui attire une partie des touristes. Les autres viennent pour profiter de ce cadre paradisiaque. C'est un peu tout ça qui explique notre succès : les trois premiers mois, nous avions déjà accueilli 9 000 visiteurs ! »
Un « passé un peu compliqué » qui débute en 1961. Schaefer fuit l'Allemagne où il est déjà accusé de viols sur mineurs. Avec 300 compatriotes, il fonde une secte et s'approprie 13 000 hectares de terre : Colonia Dignidad est née.

Rapidement, les couples doivent se séparer, les enfants sont confisqués aux parents. Tous ou presque sont réduits à l'état d'esclavage. Une école puis un hôpital sont fondés. Infrastructures miraculeuses dans cette région oubliée du Chili. Les Allemands s'attirent ainsi les grâces du voisinage. Les petits Chiliens pauvres ou orphelins leur sont alors confiés, grossissant toujours plus un vivier dans lequel Shaefer peut puiser.

Vibrant défenseur de l'idéologie nazie, le gourou cherchera à la mettre en pratique dans ce IIIe Reich andin : glorification du travail et eugénisme seront les piliers de Colonia. Schaefer forme ses ouailles aux techniques paramilitaires, cercle le camp de barbelés puis l'équipe de caméras de surveillance et de détecteurs de mouvements.

Une forteresse où le secret est maître : un refuge idéal, un hôtel avant l'heure pour les nazis en fuite en Amérique du Sud. Le médecin de la mort Josef Mengele, célèbre pour ses expérimentations dans le camp d'Auschwitz ou le conseiller d'Hitler, Martin Bormann, y auraient séjourné.

Après le coup d'Etat d'Augusto Pinochet (11 septembre 1973), l'enclave allemande devient l'un des centres de torture de la Dina, la police secrète du dictateur. L'anticommuniste Schaefer dirigeait lui même les séances de torture.

Comme si Auschwitz était transformé en site touristique

Dans un troquet de Santiago, Enrique Peebles (voir photo du diaporama), ancien militant d'extrême gauche, rapporte dans les moindres détails les huit jours d'horreur passés dans les mains de son bourreau :
« Son extrême cruauté et le plaisir qu'il prenait étaient hallucinants. Même les hommes de la Dina étaient choqués. »
Peebles est l'un des seuls à être sorti vivant de Colonia. Un miracle que le Franco-Chilien Alfonse Chanfreau, militant du mouvement d'extrême gauche le MIR, n'a pas connu.

Hernan Fernandez enrage. Si Schaefer a fini ses jours en prison, c'est en grande partie grâce au combat acharné de cet avocat chilien (voir photo du diaporama) qui l'a traqué jusqu'en Argentine où l'octogénaire en fuite tentait de fonder une nouvelle secte :
« C'est comme si Auschwitz était transformé en site touristique ! Comment peut-on se prélasser au soleil dans un endroit bâti sur l'esclavage des enfants, là où pendant plus de trente ans, on a violé, torturé et tué ? »
Difficile de savoir ce qui motive ces touristes. Nostalgie du national socialisme ou fascination du mal ? Avec sa coiffure de dandy et ses tongs, Mark n'a pas vraiment le look néonazi. Ce touriste allemand de 26 ans est en route pour la Terre de Feu avec son ami « chilien », comme il tient à le préciser :
« Je voulais juste lui faire goûter des spécialités allemandes. J'ai trouvé leur site sur Internet. C'est très joli mais c'est vrai que l'ambiance est très allemande… »

Les résidents, bourreaux ou victimes ?

Allemands, Hollandais et Espagnols sont les nationalités les plus représentées. Anna assure, dans un espagnol plus qu'approximatif :
« Mais la majorité des touristes sont Chiliens. Le mois prochain, nous allons recevoir la visite de plus de 200 mormons. Notre clientèle est très variée ! »
Elle, la fille d'un ex-hiérarque de la colonie chargé de la sécurité, incarne la nouvelle génération. Celle pour qui le « passé ne regarde que la justice ».

Pourtant, le passé est bien visible : 160 colons y résident toujours. Déambulant telles des ombres dans les venelles de Villa Baviera, ils côtoient les touristes au restaurant. En croisant ces vieillards vulnérables ne parlant pas un mot d'espagnol, une question vient en permanence à l'esprit : bourreaux ou victimes ? « Les deux », tranche l'avocat Hernan Fernandez :
« Tous ceux qui ont moins de 65 ans ont été abusés sexuellement par Shcaefer. En cela, ils sont victimes. Mais ils sont aussi bourreaux car ils ont participé -pour certains activement- au fonctionnement de la secte. Ils ont sacrifié leurs enfants à Shaefer. Ils ont fermé les yeux sur des atrocités. »

Une fortune estimée à 100 millions d'euros

Dans la petite épicerie jouxtant le restaurant, une troupe de boy-scouts chiliens chahute. Chacun veut ramener un souvenir de cette journée de vacances. Les produits dérivés sont nombreux : cartes postales, miel, gâteau, tasses. Tous marqués d'un slogan lourd de sens : « Villa Baviera, un lieu différent ».

Question business, la petite communauté n'a pas de leçon à recevoir. L'entreprise compte bâtir un nouvel hôtel portant la capacité d'accueil à 120 personnes, multiplier les offres d'excursions et moderniser la piste d'atterrissage très prisée par la clientèle haut de gamme.

Au total, Villa Baviera emploie 200 personnes pour faire tourner le site. Une puissance économique qui intrigue. Le sénateur socialiste Jaime Naranjo estime que la fortune de Villa Baviera s'élèverait à 100 millions d'euros. Outre des trafics d'armes qui lui sont prêtés, ces richesses ont des origines bien légales.

En effet, l'activité touristique n'est qu'une branche d'une holding. BTP, exploitations minières, forêt, élevage et même un parc d'attraction… En 1990, lorsque l'Etat chilien abroge le statut de société de bienfaisance de la secte, elle découvre une quinzaine d'entreprises implantées dans une multitude de secteurs.

Le bénéfice annuel de ces sociétés comptant parmi les plus puissantes du pays est estimé à 4 millions de dollars. Une simple estimation tant il est complexe de faire la lumière sur le fonctionnement actuel de l'ancienne secte. A qui appartiennent ces entreprises ? « A des actionnaires allemands », explique Anna, sans donner davantage de détails.