jeudi 24 mars 2016

DICTATURE ARGENTINE : TROIS ANCIENS CADRES DE FORD INCULPÉS POUR COMPLICITÉ

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LE MODÈLE FORD « FALCON »
GRAFFITI DICTATURE ARGENTINE 2006

Le 24 mars 1976. L'Argentine vit le sixième coup d'État de son histoire. En quelques heures, les militaires argentins prennent le pouvoir et donnent naissance à la pire dictature qu'ait connue le pays (1976-1983). Au même moment, à quelques kilomètres au nord de la capitale, Pedro Troiani, responsable syndical, pointe à l'usine Ford, comme chaque jour depuis 13 ans. Moins d'une heure plus tard, sous la houlette du lieutenant-colonel Molinari, une unité de l'armée argentine investit les lieux.

L'armée s'installe chez Ford


LE MODÈLE FORD « FALCON »

GRAFFITI DICTATURE ARGENTINE
Un bivouac est rapidement installé et une centaine d'hommes se déploient sur le vaste terrain qu'occupe Ford Argentine. « Au début, je ne me suis pas inquiété, assure Pedro Troiani, j'ai pensé qu'ils venaient surveiller les installations. Comme la direction avait reçu des menaces d'attentat, cela nous a paru presque normal. » En fin de journée, une queue inhabituelle se forme à la sortie de l'usine et les documents d'identité des ouvriers sont réclamés un à un par le personnel de sécurité de l'entreprise. Le tout premier jour, déjà, trois jeunes ouvriers, tous délégués syndicaux, sont livrés aux militaires puis disparaissent.
Au fil des semaines, la mécanique devient plus claire pour P. Troiani. Les ouvriers n'ont plus accès aux installations sportives, désormais réservées au QG militaire. « Les officiers connaissaient nos horaires et nos postes. Ils venaient nous chercher accompagnés de nos propres chefs d'atelier », raconte-t-il. Menottés, transportés dans des camionnettes prêtées par l'entreprise, les ouvriers sont emmenés jusqu'au « quincho », un espace de détente qui verra passer chacun des 24 employés disparus de l'usine Ford en quelques semaines. Ils y subiront tortures et humiliations. À la tombée de la nuit, visages masqués par une capuche, ils sont violemment transportés hors de l'entreprise. « On n'a jamais imaginé que cela pouvait aller aussi loin. Comme je n'avais rien à me reprocher, je me disais qu'au pire ils me détiendraient 24 ou 48 heures maximum », explique Troiani, finalement appréhendé le 13 avril. Tout comme ses autres compagnons, il ne retrouvera sa liberté, conditionnelle, qu'un an plus tard.
Licenciements pour « absence »

Il ne faudra que deux jours à Ford pour faire parvenir un télégramme à son épouse Élisa : « Absent sans justification, nous vous sommons de vous présenter au travail le 16 avril et/ou de justifier dûment vos absences. Faute de quoi, nous vous considérerons comme licencié pour abandon de poste (…). » En 1976, Ford nage en pleine crise politique et économique en Argentine. Après l'âge d'or des années 60, l'entreprise, jusque-là conciliante avec les demandes de ses salariés, doit changer de stratégie. « Sur ma ligne de montage, la direction voulait passer de 230 véhicules par jour à 260, sans embaucher un seul homme. C'était insoutenable », assure Troiani. Débarrassée de la pression syndicale, l'entreprise augmentera finalement la cadence, et licenciera. « Ce coup d'État n'aurait pas été possible sans la complicité des entreprises. (…) Après vingt ans de luttes sociales, celui qui commandait était celui qui devait obéir. Militaires et entrepreneurs avaient un intérêt commun », explique Victoria Basualdo, chercheuse spécialisée dans les mouvements syndicaux. Ford n'est pas la seule. Mercedes-Benz, Fiat et plusieurs entreprises argentines sont également dans le collimateur de la justice.

Le silence de Ford

Depuis plus de vingt ans, ces ex-ouvriers de Ford se sont lancés dans une bataille juridique qui pourrait aboutir cette année, avec la tenue du procès. En 2013, après examen des preuves et des témoignages, trois ex-cadres ont été mis en examen pour « privations de liberté doublement aggravées par les abus d'autorité, les violences et les menaces ». Ils sont également accusés d'avoir autorisé, dans l'entreprise, l'établissement d'un centre de torture. Leurs avocats, contactés par Le Point, n'ont pas donné suite à nos appels. Leur stratégie semble être de faire durer la procédure pour éviter un procès à leurs clients vieillissants.

Des vingt-quatre ouvriers de Ford, seuls neuf sont encore vivants. « Je ne demande qu'une condamnation. Je ne souhaite même pas qu'ils aillent en prison », assure-t-il. « Il n'est pas en paix. Il faut qu'on lui rende justice, que quelqu'un dise qu'il n'avait rien fait de mal », ajoute son épouse. De la part de Ford, le silence est assourdissant. « Ils ne nous ont jamais reçus », déplore Pablo Troiani. Leur avocat, Tomas Ojea Quintana, ne souhaite pas en rester là. « Pour que des cas similaires de crimes contre l'humanité ne se reproduisent pas, il faut s'attaquer à la responsabilité entrepreneuriale. On ne peut pas poursuivre pénalement une entreprise, mais on étudie activement la possibilité d'engager une procédure civile contre Ford  », annonce-t-il avec un regard qui ne laisse aucun doute sur sa détermination.