lundi 17 décembre 2018

LE GILET JAUNE, UN APPEL À LA LUTTE JUSQU’AU CHILI


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NÉ AU PAYS DES POÈTES RAVAGÉ PAR QUARANTE-CINQ ANS DE 
NÉOLIBÉRALISME, CE TRENTENAIRE JOVIAL, QUI VIT DANS UNE
CARAVANE EN SEINE-ET-MARNE, SAIT COMBIEN 
LE QUOTIDIEN EST UN COMBAT. 
PHOTO JULIEN JAULIN/HANSLUCAS
Intermittent du spectacle, Antonio a enfilé la célèbre chasuble pour dénoncer les ravages du néolibéralisme qui sévit de son Amérique natale aux pavés parisiens.
«DESPIERTA CHILE. » 
(RÉVEILLE-TOI CHILI)
PHOTO FACEBOOK
par Cécile Rousseau
«Despierta Chile. » Réveille-toi Chili. Le 8 décembre, place de la République à Paris, Antonio Avila Donoso avait revêtu pour la première fois un gilet jaune au message détonnant. Dans la foule tranquille en fluo émergeait une voix des antipodes. « Je n’étais pas là les premiers samedis, j’étais en résidence ailleurs », s’excuse presque l’artiste dans un français chantant. Des manifestations étudiantes contre les frais d’inscription astronomiques au Chili en 2011 en passant par Nuit debout en France au printemps 2016, il finit toujours par percuter les luttes. Au début, le metteur en scène et comédien se demandait si les chasubles couleur soleil ne viraient pas un peu au brun. « J’en ai beaucoup parlé avec mes collègues pendant les répétitions. Je me suis renseigné, mais ça n’a rien à voir, s’enthousiasme-t-il. C’est un appel à la révolte. Les classes populaires et moyennes en ont marre que les décisions politiques passent au-dessus de leurs têtes. »

« Une alimentation chère et des droits sociaux quasi inexistants »

Preuve que le bouillonnement dépasse les frontières, sa photo prise ce jour-là a été partagée des milliers de fois sur Facebook. Né au pays des poètes ravagé par quarante-cinq ans de néolibéralisme, le trentenaire jovial sait combien le quotidien est un combat. « L’alimentation est chère. Les droits sociaux quasi inexistants. Les retraites sont entièrement gérées par les fonds privés AFP (administradoras de fondos de pensiones – NDLR). Les gens cotisent et tombent dans la pauvreté quand l’âge de la retraite arrive, c’est d’une violence ! Pendant les dix-sept ans de la dictature, on a essayé de nous faire croire que la politique ne nous concernait pas. Mais les Chiliens doivent bouger, sortir de chez eux. »

Arrivé en France six ans plus tôt, Antonio a aussi connu la précarité version hémisphère Nord. Qu’il pleuve ou qu’il vente, il a sillonné les rues de Paris sur sa bicyclette. Du temps où les coursiers de Deliveroo étaient encore rémunérés à l’heure et non pas à la commande. « J’ai arrêté à ce moment-là, glisse-t-il. J’étais payé une misère en autoentrepreneur. Certains se sont cassé le genou et se sont retrouvés sans aucun revenu. Nous portions les couleurs de la boîte numérique sur notre dos, alors qu’on ne faisait même pas partie de l’entreprise. » Avec d’autres camarades, il participe à la création du premier syndicat du secteur, avant de poursuivre son engagement sur scène. Au sein de sa troupe de théâtre comique, les Rubafons, il interroge la compétition effrénée de nos sociétés en parodiant les jeux Olympiques. « On est tout le temps en concurrence pour trouver un travail, en train de penser : “Il faut que je sois le meilleur.” Plus personne ne cherche juste à “être”. Avec les gilets jaunes, j’ai rencontré des personnes qui sont fatiguées du système et le disent. »

Son port d’attache de Santiago et son quartier populaire de Peñalolen ont nourri cette quête de justice sociale. Sa terre dentelée par la Cordillère des Andes, bercée par un réalisme magique, reste aussi fracassée par les inégalités. Celles chantées par Victor Jara, une de ses idoles, dans las Casitas del Barrio alto, les petites maisons du beau quartier. « Chez nous, le corps politique est dévasté, constate-t-il. Les institutions tombent une par une. Seuls les plus riches ont accès à l’éducation et aux soins de qualité. On peut attendre six mois une opération ou mourir dans une salle d’attente d’un hôpital public. » Hors de question de laisser son pays d’adoption sombrer dans les mêmes travers. « Emmanuel Macron veut se débarrasser de la SNCF et exige que les étudiants étrangers paient 4 000 euros de frais pour un master. Plus aucun Latino-Américain ne pourra venir ici », dénonce Antonio. Comme nombre de ses compatriotes, il a contracté une dette au long cours pour financer ses études. Et n’en rembourse encore que les intérêts. Depuis un an, ce militant du Frente Amplio, situé bien à gauche de l’échiquier politique chilien, est affilié au régime des intermittents du spectacle. Vivant dans une caravane en Seine-et-Marne, il s’estime chanceux. « Avant, c’était la galère. Maintenant, je peux gagner jusqu’à 1 500 euros par mois, ce n’est pas la folie, mais j’ai la liberté de créer. Si je veux avoir une famille ou acheter une maison, en revanche, ça va être chaud », rit-il.

« Nous devons continuer à élargir la lutte à l’international »

Dans ce contexte, les velléités d’économies du patronat sur le régime des artistes et techniciens sonnent comme une déclaration de guerre. « Je bosse bien plus que 35 heures par semaine, je ne me sens pas privilégié », tranche Antonio. Dans ce mouvement de colère sociale, la seule violence qui l’a marqué est celle infligée aux lycéens de Mantes-la-Jolie. Elle fait tristement écho aux dérives du droitier président chilien Sebastian Piñera. Une loi nommée Aula segura (salle de classe sûre) et à peine promulguée permet désormais aux forces spéciales d’intervenir dans les écoles et d’expulser immédiatement des étudiants ou des lycéens.

Pour l’acte V des gilets jaunes, il est donc retourné à République déguisé en clown après une intervention en banlieue. Antonio croit plus que jamais en un destin commun : « Nous devons continuer à élargir la lutte à l’international, comme c’est déjà le cas en Belgique, en Allemagne ou aux Pays-Bas. Il faut tout faire basculer. Et commencer à s’organiser pour que le mouvement ait une vie propre. » Celui qui a interprété sur les planches un militant du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) exilé pendant la dictature de Pinochet travaille actuellement sur la notion de « duende », de « supplément d’âme » dans la création. Sûr que cette thématique ne lui est pas étrangère.
Cécile Rousseau 

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