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DES FAMILLES DES EMPLOYÉS DE FORD ARGENTINA BRANDISSENT DES FOULARDS SUR LESQUELLES ON PEUT LIRE : « JUGEMENT ET PUNITION. PLUS JAMAIS FORD. » PHOTO BERNARDINO AVILA |
Dictature en Argentine : des ex-cadres de Ford condamnés pour violation des droits humains Le numéro deux et le chef de l’usine de l’entreprise automobile américaine étaient accusés d’avoir permis l’arrestation de 24 ouvriers.
Par Christine Legrand
C’est une sentence historique qui a été prononcée, mardi 11 décembre, en Argentine. Pour la première fois, d’anciens dirigeants d’une entreprise multinationale ont été condamnés pour des violations des droits humains commises pendant la dictature militaire (1976-1983). Deux ex-hauts responsables de la firme automobile américaine Ford Motor Company ont été reconnus coupables d’avoir participé – et non pas seulement d’avoir été complices de la junte – à l’enlèvement et la torture de vingt-quatre ouvriers de l’usine de General Pacheco, dans la province de Buenos Aires, pendant les années de plomb.
Certains des vingt-quatre employés étaient délégués syndicaux – trois n’ont jamais été retrouvés –, les autres de simples ouvriers, mais aucun n’était membre d’un des mouvements de guérilla que le régime militaire combattait. Le numéro 2 de Ford Argentina à l’époque, Pedro Muller (86 ans), a été condamné par le tribunal fédéral de San Martin (banlieue nord de Buenos Aires) à dix ans de prison. Le chef de la sécurité de l’usine, Hector Sibilla (91 ans) – qui a assisté à des séances de tortures et qui a travaillé jusqu’en 2004 à l’ambassade des États-Unis à Buenos Aires –, à douze ans. Tous deux ont fait appel.
Ce retentissant procès « était une revendication du mouvement ouvrier argentin, qui a été une cible principale de la dictature avec la complicité des entreprises. Ce jugement confirme que c’est ce qui s’est passé, a réagi l’avocat des victimes, Tomas Ojea. La prochaine étape sera contre l’entreprise elle-même. Ils doivent donner des explications. »
« Conscience tranquille »
La procédure judiciaire s’est limitée à déterminer la responsabilité des accusés, mais pas directement celle de l’entreprise américaine, toujours présente en Argentine. L’actuelle direction de Ford Argentina, qui s’étaitrefusée, par le passé, à tout commentaire, a souligné, mardi, dans un courrier électronique, « ne pas être impliquée dans ce procès mais avoir pris connaissance du verdict ».L’entreprise ajoute « avoir toujours collaboré avec la justice ».
Alors qu’il était resté silencieux pendant tout le procès, Pedro Muller a pris la parole avant l’énoncé du verdict pour dire qu’il avait toujours travaillé « de manière apolitique », affirmant « avoir la conscience tranquille ». Placés sous contrôle judiciaire et interdits de sortie du territoire, Pedro Muller et Hector Sibilla seront emprisonnés si la condamnation est confirmée en appel. En raison de leur âge, ils pourraient bénéficier de l’assignation à résidence.
« Sans la participation des civils et de ces entreprises, ce coup d’État n’aurait pas réussi. Ces gens ont collaboré, les entreprises ont fourni des véhicules, des aliments, de l’essence », a affirmé Pedro Troiani, l’une des victimes dont la plainte a été à l’origine du procès. « Ce verdict est un triomphe de tout le mouvement ouvrier », a déclaré, les larmes aux yeux, Carlos Propato. Cet ancien délégué syndical, arrêté sur son lieu de travail, a raconté son calvaire pendant le procès. Un centre de torture clandestin avait été installé à l’intérieur même de l’usine. Le syndicaliste, qui a perdu un œil, fut ensuite conduit dans un commissariat voisin de l’usine, puis dans une prison, où il continua à être torturé quotidiennement.
Certains ouvriers ont été emprisonnés pendant deux ans. Profitant du climat de terreur, Ford Argentina, qui employait 5 000 travailleurs, avait augmenté les cadences de productivité de l’usine et fait taire toute revendication syndicale.
Bien que l’accusation ait requis des peines de vingt-cinq ans de prison, les représentants d’organisations de défense des droits humains se sont déclarés satisfaits du verdict. Dans la salle du tribunal étaient présents dix anciens ouvriers de l’usine accompagnés de leurs familles. Certains portaient des tee-shirts avec l’ovale bleu, emblème du constructeur américain, ou des foulards avec l’image de ce qui est devenu un des symboles de la dictature : la Ford Falcon, une voiture au volant de laquelle opéraient les tortionnaires, notamment pour les enlèvements d’opposants. La firme américaine avait vendu près de 300 modèles à la junte militaire.
Report à plusieurs reprises
Un an avant le coup d’État de 1976, les ouvriers du secteur automobile avaient lancé une grève, avec occupation des manufactures, pour exiger de meilleurs salaires, qu’ils avaient obtenus. Le 24 mars 1976, la présidente Isabel Peron était renversée par le coup d’État du général Jorge Videla. Quelques heures plus tard, des centaines d’ouvriers pointaient à Ford quand une unité de l’armée investit l’usine.
Le procès contre les dirigeants de l’entreprise avait débuté le 19 décembre 2017, après avoir été reporté à plusieurs reprises. Au retour de la démocratie en 1983, un groupe d’ex-ouvriers avait témoigné devant la Commission nationale sur la disparition de personnes, mais le dossier fut abandonné pendant plusieurs années. Les lois d’amnistie, votées en 1986 et 1987, ne concernaient pas les responsables d’entreprise. Mais, dans les faits, les complices civils d’enlèvements et de tortures ont bénéficié de l’impunité induite par ces lois (abrogées en 2003), la justice étant réticente à enquêter sur les liens entre le monde des affaires et la junte militaire.
Le tribunal de San Martin a également prononcé une peine de quinze ans contre l’ancien général Santiago Riveros (94 ans), qui dirigeait le centre de détention et de torture Campo de Mayo, pour la détention illégale des ouvriers. Le militaire, condamné dans d’autres procès pour violations des droits de l’homme, est déjà en prison.
Christine Legrand (Buenos Aires, correspondante)
À BUENOS AIRES, LE 10 DÉCEMBRE 2018. DES MEMBRES DES FAMILLES DES EMPLOYÉS DE FORD ARGENTINA BRANDISSENT DES PANCARTES SUR LESQUELLES ON PEUT LIRE : « PLUS JAMAIS FORD. » PHOTO GUSTAVO GARELLO / AP |
Certains des vingt-quatre employés étaient délégués syndicaux – trois n’ont jamais été retrouvés –, les autres de simples ouvriers, mais aucun n’était membre d’un des mouvements de guérilla que le régime militaire combattait. Le numéro 2 de Ford Argentina à l’époque, Pedro Muller (86 ans), a été condamné par le tribunal fédéral de San Martin (banlieue nord de Buenos Aires) à dix ans de prison. Le chef de la sécurité de l’usine, Hector Sibilla (91 ans) – qui a assisté à des séances de tortures et qui a travaillé jusqu’en 2004 à l’ambassade des États-Unis à Buenos Aires –, à douze ans. Tous deux ont fait appel.
Ce retentissant procès « était une revendication du mouvement ouvrier argentin, qui a été une cible principale de la dictature avec la complicité des entreprises. Ce jugement confirme que c’est ce qui s’est passé, a réagi l’avocat des victimes, Tomas Ojea. La prochaine étape sera contre l’entreprise elle-même. Ils doivent donner des explications. »
« Conscience tranquille »
L'ANCIEN DIRECTEUR DE L'USINE, PEDRO MULLER, 86 ANS, A ÉTÉ CONDAMNÉ À 10 ANS DE PRISON. PHOTO JUAN MABROMATA |
Alors qu’il était resté silencieux pendant tout le procès, Pedro Muller a pris la parole avant l’énoncé du verdict pour dire qu’il avait toujours travaillé « de manière apolitique », affirmant « avoir la conscience tranquille ». Placés sous contrôle judiciaire et interdits de sortie du territoire, Pedro Muller et Hector Sibilla seront emprisonnés si la condamnation est confirmée en appel. En raison de leur âge, ils pourraient bénéficier de l’assignation à résidence.
« Sans la participation des civils et de ces entreprises, ce coup d’État n’aurait pas réussi. Ces gens ont collaboré, les entreprises ont fourni des véhicules, des aliments, de l’essence », a affirmé Pedro Troiani, l’une des victimes dont la plainte a été à l’origine du procès. « Ce verdict est un triomphe de tout le mouvement ouvrier », a déclaré, les larmes aux yeux, Carlos Propato. Cet ancien délégué syndical, arrêté sur son lieu de travail, a raconté son calvaire pendant le procès. Un centre de torture clandestin avait été installé à l’intérieur même de l’usine. Le syndicaliste, qui a perdu un œil, fut ensuite conduit dans un commissariat voisin de l’usine, puis dans une prison, où il continua à être torturé quotidiennement.
Certains ouvriers ont été emprisonnés pendant deux ans. Profitant du climat de terreur, Ford Argentina, qui employait 5 000 travailleurs, avait augmenté les cadences de productivité de l’usine et fait taire toute revendication syndicale.
Bien que l’accusation ait requis des peines de vingt-cinq ans de prison, les représentants d’organisations de défense des droits humains se sont déclarés satisfaits du verdict. Dans la salle du tribunal étaient présents dix anciens ouvriers de l’usine accompagnés de leurs familles. Certains portaient des tee-shirts avec l’ovale bleu, emblème du constructeur américain, ou des foulards avec l’image de ce qui est devenu un des symboles de la dictature : la Ford Falcon, une voiture au volant de laquelle opéraient les tortionnaires, notamment pour les enlèvements d’opposants. La firme américaine avait vendu près de 300 modèles à la junte militaire.
Report à plusieurs reprises
SUR LE BANC DES ACCUSÉS DU « PROCÈS FORD », LE 19 DÉCEMBRE 2017, LE CHEF DE LA SÉCURITÉ DE L’USINE, HECTOR SIBILLA (91 ANS), QUI A TRAVAILLÉ JUSQU’EN 2004 À L’AMBASSADE DES ETATS-UNIS À BUENOS AIRES. PHOTO EITAN ABRAMOVICH |
Le procès contre les dirigeants de l’entreprise avait débuté le 19 décembre 2017, après avoir été reporté à plusieurs reprises. Au retour de la démocratie en 1983, un groupe d’ex-ouvriers avait témoigné devant la Commission nationale sur la disparition de personnes, mais le dossier fut abandonné pendant plusieurs années. Les lois d’amnistie, votées en 1986 et 1987, ne concernaient pas les responsables d’entreprise. Mais, dans les faits, les complices civils d’enlèvements et de tortures ont bénéficié de l’impunité induite par ces lois (abrogées en 2003), la justice étant réticente à enquêter sur les liens entre le monde des affaires et la junte militaire.
Le tribunal de San Martin a également prononcé une peine de quinze ans contre l’ancien général Santiago Riveros (94 ans), qui dirigeait le centre de détention et de torture Campo de Mayo, pour la détention illégale des ouvriers. Le militaire, condamné dans d’autres procès pour violations des droits de l’homme, est déjà en prison.
Christine Legrand (Buenos Aires, correspondante)