mardi 11 décembre 2018

LA DÉLIVRANCE D’EMMANUELLE VERHOEVEN, ACCUSÉE À TORT D’ASSASSINAT


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MARIE-EMMANUELLE VERHOEVEN, LE 6 DÉCEMBRE 2018. 
PHOTO JERÔME BLIN 
Cette Française de 59 ans, accusée à tort par le Chili d’avoir participé à un assassinat politique à l’époque de la dictature, vient d’apprendre qu’elle n’est plus recherchée par Interpol.
Elle l’a vu en photo pour la première fois en 2015, alors qu’elle était alitée dans un hôpital indien. C’est son frère qui lui avait envoyé ce cliché, pour présenter le «cadeau» qu’elle trouverait à la fin du cauchemar. En sortant, elle a fait sa connaissance : un chiot devenu une masse de 70 kg, un terre-neuve de dix-huit mois du nom de Kaïvalya, avec lequel Marie-Emmanuelle Verhoeven se promène désormais tous les jours sur une plage bretonne. Le compagnon, fidèle et chaleureux, qu’il lui fallait pour reprendre pied après les épreuves ubuesques endurées ces dernières années : deux incarcérations pour un crime dont elle se dit innocente.Cette femme de 59 ans, ex-éducatrice spécialisée, a toujours été de gauche. Aujourd’hui encore, on la sent attentive au monde qui bruit, prête à s’enflammer. Née à Angers en 1959, elle s’est engagée très vite en politique, au point de devenir attachée parlementaire d’un sénateur socialiste, François Autain. En 1983, elle rencontre à Nantes un Chilien et part deux ans plus tard avec lui vivre à Santiago. Opposée à la dictature, elle travaille pour la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes à l’ONU, participant à ce titre à des missions d’observation des conditions de détention des prisonniers politiques. C’est dans ce cadre qu’elle va rencontrer – une seule fois, jure-t-elle – deux militants du Front patriotique Manuel Rodriguez (FPMR), un mouvement chilien d’extrême gauche. Ces deux hommes sont incarcérés pour le meurtre, le 1er avril 1991, d’un collaborateur du dictateur Augusto Pinochet, l’avocat Jaime Guzman.
Stupéfaite, elle apprend qu’on la soupçonne d’être membre du FPMR sous le pseudonyme de « Comandante Ana »
JAIME GUZMAN, ENTRE MARTYR DE
 LA DROITE DURE ET ICÔNE ROSE
Emmanuelle Verhoeven, comme tout le monde l’appelle, quitte le Chili en 1995. Laissant derrière elle ses années « latino », elle rentre en France créer une association d’aide aux adolescents en difficulté. Mais son passé chilien la rattrape dix-neuf ans plus tard, le 25 janvier 2014. Ce jour-là, alors qu’elle se trouve à l’aéroport de Hambourg (Allemagne) et s’apprête à partir au Népal, la police l’interpelle au motif qu’elle est sous le coup d’une « notice rouge » d’Interpol. Le Chili demande son extradition pour avoir participé à l’assassinat de l’avocat Guzman. Stupéfaite, elle apprend qu’on la soupçonne d’être membre du FPMR sous le pseudonyme de « Comandante Ana ». Incarcérée, elle pense à une erreur qui sera réparée en quarante-huit heures. « Pourquoi cette démarche des Chiliens ? s’interroge aujourd’hui son avocate parisienne, Me Clémence Witt. Aucune demande d’entraide judiciaire n’avait été adressée par ce pays à la France entre 1995, année de son retour, et son arrestation sur le sol allemand. C’est la première preuve de la nature politique des agissements du Chili dans cette affaire. »

Tandis que ses deux fils viennent la voir au centre de détention provisoire de Hambourg, l’Allemagne mène sa propre enquête. Ni les documents produits très tardivement par le Chili ni la demande d’extradition en elle-même, jugée illicite, ne parviennent à convaincre la justice allemande de l’extrader. Mme Verhoeven est donc libérée le 6 juin 2014. « Sur le coup, je n’ai pas pris la mesure du choc que ça a été, se souvient-elle. Tout le monde me disait : “C’est fini maintenant, passe à autre chose.” Alors, j’ai cru l’avoir fait. »

Dans la prison de Tihar, à New Delhi

« Autre chose », c’est la vie qui reprend, notamment avec des projets de voyage. Bouddhiste depuis 2004 et la lecture des livres du Dalaï-Lama, elle veut retourner au Népal et en Inde, pays où elle s’est déjà rendue à quatre reprises. Elle est d’autant plus heureuse que son fils cadet lui annonce une belle nouvelle peu avant son départ : il sera bientôt père. 
La première partie du périple, au Népal, se passe bien. Et puis, le 16 février 2015, elle décide de franchir en voiture la frontière indienne. Les douaniers contrôlent son passeport et l’invitent à les suivre. La Française ne comprend pas : son visa est valable un an… Au cas où, elle dispose même d’une copie de la décision de la justice allemande. La police l’oriente malgré tout vers un juge à Delhi, la capitale, l’assurant qu’il s’agira d’une simple formalité. N’ayant guère le choix, elle accepte. Sauf qu’à Delhi, l’affaire se gâte. Le juge, muni de la « notice rouge » d’Interpol – dont Marie-Emmanuelle Verhoeven découvre alors qu’elle n’a pas été annulée – décide de l’incarcérer.
Le bouddhisme l’aide à tenir : elle fait du yoga, médite, tente de prendre du recul…
La prison pour femmes de Tihar n’a rien à voir avec les geôles allemandes. Tihar, c’est plus Midnight Express que Orange Is the New Black : des cellules bondées, des conditions d’hygiène déplorables, le manque d’eau… Sans compter les tensions avec les gardiens, et l’impossibilité de voir son avocate plus d’une demi-heure par semaine. Mais Marie-Emmanuelle Verhoeven se rebelle. « J’étais une vraie enquiquineuse », admet-elle. À force de râler et de lancer des pétitions, elle obtient des améliorations (augmentation de la ration d’eau, débouchage des toilettes, installation de ventilateurs…), gagnant la considération de ses codétenues, souvent analphabètes, pour lesquelles elle rédige des demandes de libération conditionnelle. Sans pour autant éviter toutes les violences et les brimades, elle s’impose au sein de cette petite communauté. Une étrange amitié s’installe avec certaines codétenues, surtout un groupe de Sud-Africaines, la plupart des « mules » utilisées pour le trafic de drogues, emprisonnées pour une dizaine d’années.

Le bouddhisme l’aide à tenir : suivant les préceptes de son maître spirituel Dagpo Rimpoché, elle fait du yoga, médite, tente de prendre du recul… Les jours s’écoulent, souvent les mêmes : marcher une heure et demie dans la cour, lire Arundhati Roy ou Dan Brown, écrire à sa petite-fille qu’elle n’a encore jamais vue. À l’extérieur, ses avocats s’activent. Travaillant « pro bono » (gratuitement), Me Ramni Taneja, du barreau de Delhi, se dévoue corps et âme. « Nous sommes allées de surprise en surprise, raconte-t-elle. Le mandat d’arrêt n’était pas valable. L’acte d’accusation était celui que la justice allemande avait déjà rejeté. » Me Taneja découvre aussi l’absence de traité d’extradition entre l’Inde et le Chili. On lui oppose alors un vieux traité signé en 1897 entre le Chili et le Royaume-Uni, dont l’Inde était alors un protectorat, puis un nouveau traité notifié par le gouvernement indien le 28 avril 2015, donc… deux mois après l’arrestation de sa cliente. À la voix de Me Taneja se joint celle de Subramanian Swamy, ancien ministre et sénateur, figure morale de l’anti-corruption. L’aide de ce poids lourd de la scène politique indienne sera capitale.

L’obstination chilienne

Commence alors, pour la Française, une suite d’allers-retours entre sa cellule et la Haute Cour de justice de Delhi qui, le 21 septembre 2015, juge illégale sa détention et ordonne sa libération. Fébrile, elle prépare ses affaires. Mais ses gardiens ne la laissent pas rejoindre Me Taneja et le représentant de l’ambassade de France dans la salle d’attente de la prison. Au contraire, on la reconduit vers sa cellule. Le lendemain, une gardienne lui remet un nouveau mandat d’arrêt. L’ambassade du Chili a adressé la veille au ministère des affaires étrangères indien une « note verbale » (échange diplomatique de base) qui a suffi à bloquer sa libération.
« Là, j’ai eu peur. Je me suis dit que tout était possible »
« Là, j’ai eu peur, poursuit-elle. Je me suis dit que tout était possible. » « Nous n’avons pas de preuves formelles de corruption, indique son avocate indienne, mais les incroyables péripéties de ce parcours judiciaire ne s’expliquent pas autrement. Emmanuelle a lutté avec un courage que je n’aurais pas eu à sa place. Sa spiritualité l’a beaucoup aidée. » Tandis que ses avocats repartent au combat, la Française regagne sa cellule. Quand cela s’arrêtera-t-il ? Elle demande son placement sous contrôle judiciaire, puis entame une grève de la faim qui durera vingt-sept jours. Sa santé se dégrade et sa vue s’en ressent, aujourd’hui encore. « J’ai envisagé de mourir. À un moment donné, chacun prend ses responsabilités. »


MARIE-EMMANUELLE VERHOEVEN, LE 6 DÉCEMBRE.
PHOTO JERÔME BLIN POUR LE MONDE
Le 2 juillet 2016, enfin, elle est libérée sous caution et assignée à résidence dans une 
fondation bouddhiste de Delhi. Il faudra encore un an pour que les charges soient 
abandonnées. Une année durant laquelle la presse chilienne se déchaîne, et où elle est 
contactée par des gens qui se font passer pour des journalistes ou pour 
son ex-mari… Pourquoi cette obstination chilienne ? «Le gouvernement actuel n’a pas la majorité à la chambre des députés, estime le journaliste chilien Ricardo Parvex, et le président Pinera n’a pu être élu que grâce à l’aide de l’UDI (Union démocrate indépendante, parti d’extrême droite chilien auquel appartenait Guzman). Dans les accords passés entre eux figurent les efforts pour amener les accusés des attentats contre l’UDI devant les tribunaux. » Sollicitée par Le Monde, l’ambassade du Chili en France n’a pas donné suite.

La solitude, une « vraie liberté »

Le 26 juillet 2017, après seize mois d’incarcération et treize mois d’assignation à résidence, Marie-Emmanuelle Verhoeven est enfin de retour en Bretagne. Elle y retrouve sa famille avec un bonheur qu’altèrent tous les malentendus, les incompréhensions, inévitables en pareil cas. Elle ne supporte plus les plaisanteries, réalise à quel point les autres ne peuvent mesurer l’épreuve endurée… « J’ai essayé d’expliquer, et puis j’ai laissé tomber. » En son absence, la vie a continué. Quand elle voit sa petite-fille pour la première fois, celle-ci a déjà 2 ans.
« Physiquement, Emmanuelle n’a pas changé. Mais quelque chose en elle s’est brisé »
Par chance, elle peut s’installer dans un logement que sa mère lui a laissé, une maisonnette avec jardin, à deux pas de la mer. À l’intérieur, des tableaux, des livres… À l’entendre, la solitude serait aussi une « vraie liberté ». Sa cousine Muriel, dont elle est très proche, vit dans la région. Tous les jours, elles s’appellent. « Physiquement, Emmanuelle n’a pas changé, assure cette dernière. Mais quelque chose en elle s’est brisé. Elle a à la fois une force mentale extrême et des fragilités inouïes, une peur diffuse, un côté aux aguets, le besoin d’être rassurée tout le temps… Le monde extérieur peut d’un coup lui paraître très violent. Elle n’a bénéficié d’aucune prise en charge, d’aucun suivi. Elle vit avec le RSA, sans pouvoir goûter au moindre confort… »

L’ancienne détenue de Tihar croit beaucoup dans son livre, écrit pour sa petite fille, intitulé Around Every Corner, publié en Inde en anglais par les éditions Har Anand et qu’elle espère faire paraître en France. Même si elle vient d’apprendre que la notice rouge d’Interpol a enfin été levée le 28 novembre, elle n’a pas abandonné la lutte. « Nous avons déposé une demande en indemnisation de la détention et du préjudice subi devant la justice indienne et nous nous apprêtons à déposer un recours international contre le Chili », indique Me Witt. Jour après jour, avec un moral fluctuant, Marie-Emmanuelle Verhoeven attend ces décisions, impatiente d’être reconnue comme une victime. Déterminée mais sans rancune. « La rancune? J’ai autre chose à faire. »

Hubert Prolongeau 



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