mercredi 5 décembre 2018

EN COLOMBIE, LES ASSASSINATS CIBLÉS DE « LEADERS SOCIAUX » AUGMENTENT


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EN COLOMBIE, LES ASSASSINATS CIBLÉS DE
« LEADERS SOCIAUX » AUGMENTENT
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Depuis le début de l’année, 230 défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement ont été assassinés.
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Dans le département colombien du Nariño, dans le sud-ouest du pays, deux Indiens du peuple awa ont été assassinés dimanche 2 décembre. Hector Garcia s’était battu toute sa vie pour défendre les droits des Indiens. Son fils Braulio, 28 ans, venait d’être élu gouverneur de la réserve El Palmar du Nariño. « Les Awa ont payé cher le conflit armé, rappelle Jaime Nastacuas, secrétaire général de l’organisation Unité indigène du peuple awa (UNIPA). Nous pensions que la paix signée avec la guérilla en 2016 allait changer les choses. Mais nos leaders sont plus menacés que jamais. »

« La situation est absolument dramatique », confirme le Français Michel Forst, rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits de l’homme, au terme d’une mission de terrain dans le pays. Le double meurtre de dimanche a porté à 24 le nombre d’Indiens awa tués depuis le 1er janvier et à 230 le nombre d’assassinats de leaders sociaux sur l’ensemble du territoire national, selon le décompte de l’Institut d’études pour le développement et la paix (Indepaz).

« Témoignages absolument terrifiants »

LE RAPPORTEUR SPÉCIAL DES NATIONS UNIES SUR LA SITUATION DES DÉFENSEURS DES DROITS DE L’HOMME, MICHEL FORST, (À GAUCHE) S’EXPRIME AU TERME D’UNE MISSION DE TERRAIN EN COLOMBIE LORS D’UNE CONFÉRENCE EN PRÉSENCE DU PRÉSIDENT IVAN DUQUE (À DROITE), LE 3 DÉCEMBRE AU PALAIS PRÉSIDENTIEL DE BOGOTA. HANDOUT / REUTERS
L’ONU parle de « défenseurs », les Colombiens de « leaders sociaux » : des hommes et des femmes – élus ou militants – engagés dans la vie de leur quartier, de leur village ou de leur communauté. Les uns se battent pour récupérer les terres spoliées par les acteurs du conflit armé ou pour retrouver les disparus et exiger justice. D’autres se mobilisent pour empêcher la déforestation et les cultures illicites ou protester contre les entreprises minières et autres multinationales qui saccagent l’environnement. D’autres encore luttent pour obliger l’Etat à remplir ses devoirs et à s’occuper d’eux.

« J’ai entendu des témoignages absolument terrifiants », insiste M. Frost qui, pendant dix jours, a multiplié les déplacements dans des régions parfois très retirées. Il y a rencontré plus de 250 défenseurs qui ont raconté les attaques et les menaces dont ils sont victimes. « Qu’ils soient paysans, indiens ou afro-colombiens, les défenseurs qui vivent dans ces régions rurales ont peur, poursuit le rapporteur onusien. Et la plupart du temps, ils ne savent pas d’où vient le danger, ils ne peuvent pas nommer leurs bourreaux. »

Dans le Nariño, Jaime Nastacuas confirme cet état de fait. « Nous savons qu’il y a de nouveaux groupes armés dans la région, mais nous ne savons pas qui ils sont », soupire le responsable indien. Les gangs de narcotrafiquants et une dissidence de la guérilla aujourd’hui démobilisée des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) se disputent cette région de la côte pacifique, stratégique pour les envois de cocaïne. « La seule réponse du gouvernement est d’envoyer l’armée, ce qui n’arrange rien », déplore Jaime Nastacuas.

« Des plaintes graves »

« Les paramilitaires ou même les agents de l’Etat sont souvent soupçonnés de perpétrer les attaques dont sont victimes les Indiens ou les paysans qui luttent pour la restitution de leurs terres, rappelle M. Frost. Dans certaines régions, l’explication ne vaut pas. C’est au contraire l’absence de l’Etat qui pose problème depuis la signature de la paix. Les milices, la mafia, le crime organisé ont envahi les territoires qui étaient hier sous contrôle de la guérilla. » Et d’ajouter : « C’est très étonnant d’entendre des gens dire qu’ils se sentaient plus en sécurité du temps où les FARC étaient là. » Le fonctionnaire onusien affirme aussi avoir reçu « des plaintes graves » contre les pratiques de certaines multinationales du secteur minier et d’entreprises de l’industrie agroalimentaire, sans vouloir donner de noms pour le moment.

« La situation pour les défenseurs était terrible avant l’accord de paix », rappelle-t-il, en soulignant que depuis que celui-ci a été signé le nombre d’homicides a chuté. Mais les assassinats ciblés tendent à augmenter. Selon Indepaz, 159 leaders ont été tués en 2017, contre 97 entre janvier et novembre 2016. Plus de 80 % des crimes de 2018 ont eu lieu dans neuf des trente-deux départements du pays, ceux-là mêmes où hier il y avait la guerre.

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Les crimes contre les leaders sociaux restent le plus souvent impunis, et les mécanismes de prévention et de protection tardent à être mis en place. La question se pose donc de savoir si les autorités colombiennes ont la volonté politique d’en finir avec ce drame. « Le président Ivan Duque a pris ses fonctions il y a à peine quatre mois. Il dit qu’il veut agir et je veux le croire, affirme M. Forst. Je suis là pour l’aider. Mais je veux voir des résultats. » Les défenseurs des droits de l’homme colombiens, eux, sont, sceptiques. Ils rappellent que le chef de l’Etat vient de la droite dure, qu’il est très proche des milieux d’affaires et qu’il a fait campagne contre le processus de paix engagé par son prédécesseur.

Marie Delcas (Bogota, correspondante)