vendredi 22 octobre 2010

PIÑERA, DERRIÈRE L'IMAGE

Pendant la dictature, il s'est construit, grâce à ses relations, le socle financier qui l'a placé parmi les 100 plus grandes fortunes du monde. Avec le drame des mineurs, il a su tirer à lui, au maximum, la couverture médiatique pour son profit politique et se faire ainsi connaitre dans le monde entier… Soyons beau joueur, et disons "bravo l'artiste!".

Sauf qu'il ne s'agit pas seulement d'un jeu. Derrière les images, subsistent des pans entiers de réalité, qu'elles voilent, qu'elles enfouissent, mais qu'elles ne peuvent détruire. Etudions un brin "l'artiste" de la vidéocratie en question. Comme Berlusconi, il avait acheté le principal club de football du pays, le seul d'ailleurs cent coudées au-dessus des autres. Mais à la différence de Berlusconi, une fois élu, il a vendu le club de football Colo Colo – nous dit-on. Plaisanterie. Il a transféré ses actions au père de sa belle fille.
Comme Berlusconi, il avait acquis une chaîne de télévision. Mais lui, au moins, a revendu Chile Vision à un consortium américain. Certes, il a ainsi respecté l'engagement qu'il avait pris avec le parti des pinochetistes (UDI). Mais tout le monde sait qu'il n'a aucun besoin de cette chaîne poubelle pour faire sa com… 90% des medias chiliens sont à sa botte. Et les actionnaires américains ne risquent pas de transformer Chile Vision en un media d'opposition. Autrement dit, il n'a pris aucun risque, et s'est seulement enrichi.


Mieux que Berlusconi, il avait acheté la compagnie aérienne nationale Lan Chile. Oui, mais là aussi, on nous raconte qu'une fois installé au palais de la Moneda, il a revendu ses actions. Encore un leurre. Il en a transféré un certain nombre et vendu d'autres, empochant au passage des sommes colossales. De plus, il aurait dû le faire avant d'entrer en fonction : le conflit d'intérêt saute aux yeux. Mais il a attendu que le prix des actions monte au maximum après le tremblement de terre. Sebastian Piñera reste un homme d'affaires et les affaires sont les affaires, même lorsque l'on arrive aux affaires.


Et les symboles restent les symboles. Il a invité les anciens présidents à l'église et à la parade militaire pour les fêtes du bicentenaire du Chili. Heureusement que Pinochet était mort, sinon il aurait été de la partie. En revanche, c'est le cas de le dire, dans ses beaux élans républicains, il a oublié d'inviter Michèle Bachelet à l'inauguration du centre cultural Gabriela Mistral, projet qu'elle avait initié et mené à bien du début à la fin…


Qu'importent ces détails, ne faut-il pas au moins le féliciter d'avoir augmenté les royalties sur les bénéfices des transnationales qui exploitent les mines au Chili ? Aujourd'hui on peut dire simplement que la taxation s'opérera dans une fourchette entre 4 % et 14 % du bénéfice et qu'ensuite elle sera définitivement fixée. Le Chili recevra, dans le meilleur des cas, 400 millions de dollars dans les cinq ans qui viennent, soit fort peu vu la masse de milliards produits par l'exploitation minière. En Australie, les royalties s'élèvent à 30 %. En Argentine, à 10 % du chiffre d'affaires, ce qui donne, avec un volume de production inférieur, 475 millions de dollars par an. Précisons aussi que Piñera et ses amis se sont toujours opposés à l'annulation de l'article de la constitution pinochetiste qui donnait à l'armée chilienne 10 % du bénéfice net de l'exploitation des mines de cuivre.


LE 11 SEPTEMBRE 1973


Sebastian Piñera affirme qu'il veut faire oublier l'image pinochetiste du Chili. Il le veut, mais ne le peut. Comment effacer de la mémoire collective les atrocités de la dictature ? L'humanité n'a aucun intérêt à l'amnésie. Pour paraphraser la conclusion du film de Patricio Guzman (Nostalgie de la lumière qui sort en salle le 27 octobre) : "Ceux qui ont une mémoire vivent sur la frange fragile du présent, ceux qui n'en ont pas ne vivent nulle part".


Les complices civils de la dictature, qui ont participé activement ou se sont tus, aimeraient que tout cela soit bien vite oublié, mais il doivent continuer à être dénoncés. Piñera gouverne avec l'extrême droite, qui voit en Pinochet un héros, il a nommé à des postes importants des gens qui devraient être en prison plutôt que représenter le peuple chilien. Un exemple parmi d'autres, celui d'Octavio Errazuriz, qui avait été nommé dans un premier temps par Piñera ambassadeur au Brésil. A cause de son passé au service du tyran, Lula ne l'a pas accepté. Tout au long de la dictature Errazuriz a défendu l'idée qu'il n'y avait ni torturés ni disparus au Chili. Piñera a fini par le nommer représentant du Chili à l'ONU.


Cela ne se dit pas sur les télévisions du monde entier, et pourtant, c'est la vérité. Des millions de Chiliens, de Français, d'Européens n'ont pas oublié et n'oublierons jamais l'autre "11 septembre", le 11 septembre 1973, et les presque deux décennies qui suivirent, les arrestations, les exils forcés, les tortures, les disparitions, les assassinats, et tous ceux qui s'en firent les complices. Piñera a été élu légalement président de la République chilienne. Personne ne conteste ce fait, et la légitimité qu'il lui donne. Il l'a été notamment par les pinochetistes qui l'avaient si bien servi. N'oublions pas ce fait, et l'illégitimité que serait l'enfouissement sept cents mètres sous terre de cette réalité.

Olivier Duhamel est l'auteur de Chili ou la tentative (Gallimard, 1974),

Teo Saavedra est l'auteur, avec Anne Proenza, du livre Les Evadés de Santiago (Seuil, 2010).
Olivier Duhamel, professeur des universités à Sciences Po, et Teo Saavedra, directeur du festival des Nuits du Sud