dimanche 12 janvier 2014

PINOCHET : PORTRAIT DU DICTATEUR EN BIBLIOPHILE

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LE TRI DES LIVRES AVANT DE LA MISE AU  BÛCHER.  PHOTO KOEN WESSING
De cette collection, largement constituée sur des fonds publics au cours des quinze années de la dictature, il n'existe pas de catalogue ; des experts mandatés par la justice chilienne l'ont estimée à plus de trois millions de dollars.

Restait à l'étudier et, souligne Juan Cristóbal Peña, à compléter grâce à elle le portrait trop peu nuancé que l'histoire a conservé du sanguinaire général. « Écrire aujourd'hui un livre à charge n'a pas de sens, expliquait-il lors de la parution de son enquête. L'image de Pinochet est déjà mise à bas. Ce qui me semble intéressant est de bâtir le profil humain d'un personnage afin qu'apparaissent en creux ses misères, ses faiblesses, ses passions. » La plupart des essais biographiques consacrés au dictateur semblent, regrette le journaliste, avoir pour but premier d'altérer un peu plus une figure dont l'ombre, il est vrai, continue aujourd'hui de planer sur la population et la politique chilienne. 


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Une discrétion maladive 

S'ajoute à ce regard pour partie déformé le fait que Pinochet ait toujours été d'une discrétion quasi maladive. « Il s'agit d'un personnage trop insaisissable pour être défini. Il n'est pas étonnant qu'il n'existe pas de lui une biographie à proprement parler. Il a passé sa vie à faire en sorte de cacher qui il était, ce qu'il pensait, ce qu'il ressentait », souligne Juan Cristóbal Peña. Le journaliste estime même, dans une interview, que l'ancien président a justement prouvé son habileté en convainquant l'opinion qu'il était intellectuellement médiocre, et mal dégrossi. 

Faut-il croire pour autant qu'il était un homme cultivé? Le journaliste ne va pas jusque-là. Il existe, estime-t-il, deux types de bibliophiles : ceux qui lisent et partagent ce qu'ils lisent ; ceux qui thésaurisent compulsivement, frénétiquement, dans l'intention de mettre en scène leurs propres qualités littéraires. Et Augusto Pinochet relèverait de cette seconde catégorie. Selon Juan Cristóbal Peña, l'homme souffrait d'un fort complexe d'infériorité, à l'égard notamment de certains de ses brillants condisciples de l'École militaire, dont il avait par deux fois raté le concours d'entrée. Comme le général Carlos Prats, l'un des plus brillants éléments de sa génération, chef des armées du Chili de 1970 à 1973...et assassiné après le coup d'État de 1973 contre Salvador Allende. [ Le dictateur Augusto Pinochet  a donné l'ordre d'assassiner le général Carlos Prats, ex-commandant en chef de l'armée, et son épouse en 1974 à Buenos Aires. NDLR ]


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« LA NARRATION HISTORIQUE DU ROYAUME DU CHILI », ÉCRITE PAR LE JÉSUITE ALONSO DE OVALLE

De Napoléon au communisme 

Reste que, pour le journaliste, Pinochet n'a sans doute pas été entièrement imperméable à ses lectures. De quoi sa bibliothèque, répartie dans plusieurs résidences secondaires, était-elle faite ? Pour l'essentiel, de livres sur l'histoire du Chili et de traités militaires de toutes sortes. Pas de fiction ni de poésie: les vendeurs de livres anciens qui étaient régulièrement convoqués à La Moneda (le siège de la présidence, à Santiago du Chili) se voyaient signifier très clairement que ce type d'ouvrages n'intéressait pas le chef de l'État. Parmi les livres rares : la Narration historique du royaume du Chili, écrite par le jésuite Alonso de Ovalle au XVIIe siècle, ou deux exemplaires du XVIIIe de La Araucana, un poème épique sur la conquête espagnole. Pinochet possédait également de nombreux livres de et sur Napoléon Ier.


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« LA ARAUCANA »  D'ALONSO DE ERCILLA Y ZÚÑIGA EN SALAMANCA, 
EN CASA DE DOMINGO DE PORTONARIJS, 1574

Plus étonnant : sa bibliothèque contenait un grand nombre d'ouvrages d'orientation communiste ou marxiste - dont les textes de Marx lui-même. Ces mêmes livres qu'Augusto Pinochet, sitôt arrivé au pouvoir, avait fait saisir pour les détruire. Comment expliquer leur présence dans sa propre collection ? Sans doute les gardait-il « dans la même intention que celle des éditeurs et des propagandistes nazis qui récupéraient la littérature juive », analyse Juan Cristóbal Peña. « Je pense, ajoute-t-il, qu'il s'agissait de connaître l'ennemi et de s'approprier sa connaissance afin de le combattre et de l'exterminer. On a le sentiment qu'il collectionnait ces livres à la manière de ces guerriers qui réduisaient les têtes de leurs ennemis pour les garder en trophées. » Ils voisinaient, en tout cas, les quelque onze traités militaires et politiques signés de Pinochet lui-même - qui, eux, ont sombré dans l'oubli.