mercredi 30 mai 2018

JOSEPH PÉREZ LIBÈRE L’ANDALOUSIE DE SES CLICHÉS


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« LA BATAILLE DE HIGUERUELA » (1431, DURANT LA RECONQUÊTE),
FRESQUE ANONYME DU XVIE SIÈCLE, À L’ESCURIAL.
PHOTO GILLES MERMET/AKG-IMAGES 
L’historien rétablit dans sa complexité le devenir tumultueux de la province espagnole, du califat à l’Europe, du folklore à l’entrée dans la modernité.
COUVERTURE D'ANDALOUSIE.
VÉRITÉS ET LÉGENDES,
Hispaniste de renom, ancien directeur de la Casa de Velazquez, Joseph Pérez présente ici l’histoire de l’Andalousie en trois gros chapitres dont chacun est assigné à une ville : Grenade, Séville, Cordoue, dans cet ordre. Séville, au centre, est à part. Ouverte sur l’océan et les Amériques, elle est moins attachée au passé arabe, qui lie au contraire Grenade et Cordoue. Mais, très finement, Joseph Pérez distingue aussi l’écho de chacune de ces deux villes dans la mémoire espagnole.

Grenade d’abord, conquise en 1492 par une Espagne triomphante après 800 ans de présence musulmane en Andalousie, divisée en trois épisodes : le califat des Omeyyades de Cordoue (VIIIe-XIe siècle), les dynasties berbères des Almoravides et des Almohades, qui perdent la guerre de ­Reconquête (XIIe-XIIIe siècle) ; enfin, le petit émirat de Grenade, qui construit l’Alhambra (XIIIe-XVe siècle).

Le christianisme ibérique, victorieux et militant, et que l’on imagine souvent figé dans l’hostilité à l’égard de cette période, invente alors, en réalité, la maurophilie, cette sorte de sympathie un peu condescendante du vainqueur pour le vaincu musulman. C’est cette maurophilie du Romancero (l’ensemble des ballades de la Reconquête), reprise à la fin du XVIe siècle dans Les Guerres civiles de Grenade, de Gines Perez de Hita (vers 1544-vers 1619), qui est sans doute la marque la plus ancienne du mythe doré du « vivre ensemble » andalou. La prise de Grenade y est un roman de chevalerie, où tous les rôles sont nobles et où tous finissent par se réconcilier dans la douceur du christianisme.

La quintessence de l’Espagne

Mais l’euphorie ne dure que le temps d’un Siècle d’or. La magnanimité du christianisme se brise sur la résistance des morisques, musulmans mal convertis, qu’on finit par expulser (1609-1613). L’Espagne perd la guerre de Trente Ans (1618-1648) et quitte le centre du monde. Elle avait nourri les rêves de l’Europe, et en particulier de la France de la première moitié du XVIIe siècle – qu’on songe au Cid. Elle ne rencontre plus, au XVIIIe siècle, que la commisération et le mépris.

Après Grenade et la maurophilie, c’est le temps de Séville : après 1770 s’y noue le complexe de la réaction espagnole face à l’hostilité des Lumières. L’Espagne rejette alors l’Europe qui la rejette, et se couvre des oripeaux volontairement réactionnaires et provocateurs d’un folklore qui l’identifiera jusqu’à nos jours : la corrida, la marginalité gitane et le flamenco…

L’Espagne s’espagnolise. L’Andalousie, arriérée, sale et belle, en devient la quintessence. Comme le note ­justement Joseph Pérez, jamais ­Cadix, la cité la plus moderne et la plus libérale de la région, n’entrera dans la triade magique – Grenade d’abord et avant tout, puis Séville et Cordoue – à laquelle le voyageur européen se doit de rendre hommage quand il visite le pays.

Vient enfin, aux XIXe et XXe siècles, avec la perte de l’empire américain (entre 1810 et 1898) et le repli péninsulaire, le temps de la reconstruction d’une nation et de la réflexion historienne. Et d’abord sur la séquence la plus longue du passé de la péninsule, l’époque des Arabes et de la Reconquête. C’est le troisième temps, celui de Cordoue, nous dit Joseph Pérez, le temps de l’examen passionné, conflictuel, de la place de l’islam dans l’idiosyncrasie espagnole.

Les Arabes d’Espagne étaient-ils des Espagnols convertis, dont on pourrait distinguer les traits nationaux sous le masque de la langue arabe et de la religion musulmane ? Qu’en fut-il de la « tolérance » andalouse, du raffinement supposément pacifique de cette civilisation ? L’auteur réussit ici une remarquable synthèse, qui reconnaît les splendeurs mais nuance très largement les mérites mythiques, en matière de coexistence des religions, du califat de Cordoue.

Un étrange apaisement

« NAISSANCE DE CARMEN »
(1999, NON TRADUIT) 
Et pour finir, après deux siècles d’orage espagnol où ce passé andalou aura lourdement pesé, un étrange apaisement. Durant les deux décennies qui ont suivi la fin du franquisme, cette Andalousie si « différente », si puissamment archaïque, se révèle aussi européenne que le regard étranger pouvait le souhaiter – ou le craindre. En écho à la « Naissance de Carmen » (1999, non traduit) du bel hispaniste que fut Carlos Serrano (1943-2001), Joseph Pérez conclut, non sans raison semble-t-il, à la mort de Carmen, c’est-à-dire de la trilogie passéiste de la corrida, du flamenco et du folklore gitan.

Il fallait toute la maîtrise d’un excellent connaisseur de l’Espagne dans la totalité de son histoire pour résumer en 250 pages aussi pertinentes des problèmes d’une telle complexité.

EXTRAIT
« On présente volontiers l’Espagne musulmane comme un pays où les trois religions monothéistes (…) auraient vécu en bonne intelligence. Il est vrai qu’en terre d’islam le pacte dit de la dhimma prévoit des dispositions particulières pour les “gens du Livre” : juifs et chrétiens bénéficient d’un statut ; ils sont “protégés” ; on ne les force pas à se convertir. Cela ne veut pas dire qu’ils sont placés sur un pied d’égalité avec les musulmans. Ils sont soumis à des discriminations fiscales, civiles et juridiques (…) ; ils doivent habiter dans des quartiers clos, n’utiliser comme montures que des ânes, avoir des maisons plus basses que celles des musulmans, s’écarter devant eux dans la rue ; devant les tribunaux, leur témoignage est nul et non avenu… » Page 122