jeudi 21 février 2019

VÉNÉZUÉLA : L'ASCENSION D'UN TRAÎTRE PLUS QUE PARFAIT


[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]


ILLUSTRATION01 SÉBASTIEN THIBAULT
Ce tour de force n’a été possible qu’après des mois de tractations, de diplomatie souterraine et de voyages secrets. 
DESSIN ANTONIO RODRIGUEZ GARCIA
6Temps de Lecture 11 min.
La main droite est ouverte et levée, l’autre posée sur un exemplaire de la Constitution. Il est peu avant 14 heures et le jeune député de l’opposition Juan Guaido fait face à plusieurs dizaines de milliers de manifestants rassemblés sur l’avenue Francisco de Miranda, cœur de Caracas. « Aujourd’hui 23 janvier 2019, lance-t-il, en tant que président de l’Assemblée nationale, invoquant les articles de la Constitution bolivarienne, devant Dieu tout-puissant et devant mes collègues de l’Assemblée, je jure d’assumer formellement les pouvoirs de l’exécutif national en tant que président en charge du Venezuela. » Tonnerres d’applaudissements.

À peine une dizaine de minutes plus tard, alors que les opposants au régime de Nicolas Maduro battent encore le pavé, Donald Trump annonce dans un communiqué et un Tweet qu’il reconnaît le président par intérim. La déclaration du président américain fait l’effet d’une bombe. Non seulement elle prend de court les dirigeants chavistes, et surprend par son côté abrupt et risqué en termes diplomatiques, mais elle renvoie à une action coordonnée inédite.

Il est 15 heures et Luis Almagro, secrétaire général de l’Organisation des Etats américains, basée à Washington, félicite l’impétrant. Encore un quart d’heure et c’est au tour du Canada de reconnaître Juan Guaido. Arrive le Brésil, cinq minutes plus tard. Puis la Colombie et le Pérou. Encore deux heures, et c’est le président du Conseil européen, Donald Tusk, qui dit « espérer que toute l’Europe va être unie en soutien des forces démocratiques au Venezuela ».

Une partition complexe

  « L'ESSENCE DE L'IMPÉRIALISME »
DESSIN ETTER CARVALLO
Jamais un opposant au régime chaviste n’avait suscité un tel élan d’unanimité. En moins d’une après-midi, Juan Guaido, encore inconnu quelques jours plus tôt de la majorité des Vénézuéliens et de la communauté internationale, est devenu le visage d’une opposition qui s’était surtout distinguée, depuis des années, par ses divisions malgré les faiblesses du régime. Pour la première fois, glisse un diplomate occidental à Caracas, elle fait preuve d’une capacité à s’unir, et de manière significative.

Cette bascule spectaculaire n’a été possible qu’après des mois de tractations en coulisses, de diplomatie secrète, de messages cryptés. Avec le recours aussi à de nombreux intermédiaires auprès de figures historiques de l’opposition comme Leopoldo Lopez, assigné à résidence depuis sa sortie de prison en 2017, ou d’autres partis en exil.

Pour comprendre ce tour de force, il faut remonter les fils, reprendre les étapes. Il a pour point de départ Caracas, mais pas seulement. Il y a aussi Washington, avec un Donald Trump et une administration obnubilés par le Venezuela, comme ils peuvent l’être par l’Iran ou la Corée du Nord. Madrid aussi, où vit une grande partie de la diaspora antichaviste. Le Brésil encore, et la Colombie. Autant de lieux et d’acteurs multiples engagés dans une partition complexe.

Aux États-Unis, dès la campagne présidentielle de 2016, le candidat Trump avait assuré que l’élection de son opposante démocrate, Hillary Clinton, transformerait le pays en « Venezuela à grande échelle ». En meeting en Floride – qui compte une importante communauté d’expatriés vénézuéliens, élément électoral à prendre en compte –, ce candidat peu versé dans la défense des droits de l’homme assure être « aux côtés du peuple opprimé » du Venezuela, « qui aspire à la liberté ».

Selon Fernando Cutz, chargé du Venezuela depuis janvier 2017 au sein du Conseil de sécurité national, le président Trump s’y intéresse « dès les premiers jours » de son arrivée à la Maison Blanche. Le contexte l’explique : un « alignement des planètes », comme l’a rappelé l’expert lors d’une récente conférence à Washington, avec l’arrivée au pouvoir de nouveaux gouvernements de droite en Argentine, en Colombie puis au Brésil, et la dégradation de la situation humanitaire au Venezuela.

LE SÉNATEUR DU PARTI RÉPUBLICAIN DE FLORIDE, 
MARCO RUBIO ARBORANT UNE CASQUETTE DE SOUTIEN
À JUAN GUAIDO, À LA FRONTIÈRE VÉNÉZUÉLIENNE 
AVEC LA COLOMBIE, LE 17 FÉVRIER 2019
PHOTO LUIS ROBAYO
De fait, dès son deuxième jour à la Maison Blanche,
 Donald Trump exige un briefing. Il demande si une intervention militaire américaine peut être envisagée. Les conseillers, inquiets, répondent qu’une invasion serait un désastre. Un mois plus tard, il reçoit dans le bureau Ovale Lilian Tintori, l’épouse de l’opposant Leopoldo Lopez, en compagnie du vice-président Mike Pence et de Marco Rubio, sénateur républicain de Floride.

Fait notable, le président évoque le Venezuela avec tous les dirigeants d’Amérique du Sud qui lui rendent visite au début de son mandat : le Péruvien Pedro Pablo Kuczynski en février 2017, l’Argentin Mauricio Macri en avril, le Colombien Juan Manuel Santos en mai. Ce même mois, l’administration adopte les premières sanctions contre des figures du régime de Nicolas Maduro. D’autres suivront à l’été. La pression s’installe, une stratégie s’ébauche.

« Troïka de la tyrannie »

En plein mois d’août 2017, dans son golf du New Jersey, Donald Trump prend de court ses conseillers en déclarant : « Nous avons beaucoup d’options pour le Venezuela. Et, au fait, je ne vais pas exclure une option militaire. » L’entourage du président temporise, mais sa détermination ne fait plus l’ombre d’un doute, d’autant qu’un groupe d’États américains exaspérés par le statu quo vient de se constituer à Lima. En marge de l’Assemblée générale des Nations unies, le 16 septembre, Donald Trump ajoute : « Les États-Unis ont pris d’importantes mesures pour tenir le régime responsable de ses actes. Nous sommes prêts à prendre d’autres mesures si le gouvernement du Venezuela persiste sur la voie d’imposer un régime autoritaire au peuple vénézuélien. »

En novembre 2017, puis tout au long de 2018, l’administration multiplie les sanctions. Autour du président américain, plusieurs architectes de cette nouvelle approche sont des défenseurs historiques d’une diplomatie musclée. Une des figures clés, déjà présente dans l’équipe de transition entre l’élection et l’investiture de M. Trump, s’appelle Mauricio Claver-Carone, avocat et fils d’émigré cubain. Il a été l’un des plus fermes détracteurs de la politique latino-américaine de Barack Obama. Nommé coordinateur et assistant spécial à la Maison Blanche, il rejoint une équipe de partisans d’une ligne dure, soutenu par le sénateur Marco Rubio.

Autre « faucon », le conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, annonce le 1er novembre 2018, à Miami, que les États-Unis appliqueront une tolérance zéro en Amérique latine, qualifiant Cuba, le Nicaragua et le Venezuela de « troïka de la tyrannie». Il affirme que les États-Unis vont appliquer de nouvelles sanctions visant le secteur aurifère vénézuélien et les entités détenues ou contrôlées par les militaires et services secrets cubains.

Le 12 décembre, Marco Rubio et le sénateur démocrate Bob Menendez (New Jersey) enjoignent à M. Trump de contester la légitimité de Nicolas Maduro et de reconnaître l’Assemblée nationale, tenue par l’opposition, comme la seule instance démocratique et représentative du pays, tandis que l’Assemblée constituante, élue dans des conditions controversées en juillet 2017, s’est arrogé l’essentiel des pouvoirs du Parlement.

Selon plusieurs sources, à peine quelques jours plus tard, mi-décembre, Juan Guaido, qui n’est pas encore le président de l’Assemblée nationale, traverse discrètement la frontière colombienne en contournant le poste douanier, avant de s’envoler vers Washington pour une visite secrète. Il y rencontre Luis Almagro et Marco Rubio, comme l’a confirmé le bureau du sénateur. Son séjour a été préparé par deux exilés, Carlos Vecchio et David Smolansky. Juan Guaido ne rencontre pas Bob Menendez. Toutefois, la position de l’administration est largement partagée par le camp démocrate, qui reste néanmoins hostile à la moindre intervention militaire.

Autour du Jour de l’an, le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, se réunit avec plusieurs alliés clés et évoque le cas vénézuélien. Le 2 janvier, il s’entretient avec ses homologues brésilien et colombien. Avec le président Ivan Duque, il ira jusqu’à évoquer un plan d’action et une collaboration « régionale et internationale ».

À ce stade, les réseaux se densifient. L’activisme des opposants vénézuéliens en exil permet de pousser les pions auprès des différentes chancelleries. Un semblant d’unité se dégage. La pression de Washington fait le reste.

« Travail intense et collectif »

Antonio Ledezma, ancien maire de Caracas et figure de la diaspora, a lui aussi joué un rôle prédominant. Dès son arrivée en Espagne, fin 2017, il s’entretient avec le président du gouvernement espagnol d’alors, Mariano Rajoy. Quelques jours plus tard, il part pour Washington, où il voit des fonctionnaires de la Maison Blanche, du département d’Etat et du Congrès. Puis à Strasbourg, où il se réunit avec le président du Parlement européen, Antonio Tajani, et avec des responsables de tous les partis espagnols.

En janvier 2018, une réunion en Amérique du Sud lui donne l’occasion de dialoguer avec Mauricio Macri, Pedro Pablo Kuczynski et le Chilien Sebastian Piñera. De retour en Europe, M. Ledezma s’entretient en avril avec Emmanuel Macron, à l’Elysée. « Il nous a donné son soutien et son engagement à nous aider à résoudre la crise », affirme l’opposant.

À Madrid, sur une idée de Mariano Rajoy, l’ancien maire de Caracas décide d’aider à l’établissement d’un canal de communication entre l’UE et les quatorze pays des Amériques et des Caraïbes du « groupe de Lima ». Il évoque le sujet lors d’une nouvelle tournée au Pérou, où, le 14 avril, au siège de l’ambassade des États-Unis, il s’entretient avec le vice-président Mike Pence. Il se rend ensuite au Brésil, au Chili, au Costa Rica, au Panama, aux États-Unis puis au Mexique pour un premier contact avec l’entourage du nouveau président, Andrés Manuel Lopez Obrador. Celui-ci se démarquera de l’initiative.

« Le travail a été intense et collectif », insiste M. Ledezma. A ses côtés, on retrouve Carlos Vecchio, mais aussi Lester Toledo, le député du parti Voluntad Popular, celui de M. Guaido, la représentante de l’opposition vénézuélienne en Suisse, Maria-Alejandra Aristiguieta, l’ancien président du Parlement Julio Borges et le consultant Carlos Blanco. Au Venezuela, cette équipe est en contact avec l’ancienne députée de droite Maria Corina Machado et avec Leopoldo Lopez.

L’histoire s’accélère

« La proclamation de Guaido s’est décidée en moins de vingt jours, précise Antonio Ledezma. Il y avait bien un plan qu’il allait être président de l’Assemblée, mais il n’y avait pas d’accord sur le fait qu’il assume une présidence temporaire. Certains, comme [l’ancien candidat à la présidentielle] Henrique Capriles, étaient contre. Maria Corina Machado et moi étions convaincus que Guaido devait franchir le pas en se basant sur la Constitution. Nous avons obtenu les soutiens de Leopoldo Lopez et de Julio Borges. »

Le 5 janvier, Juan Guaido est donc désigné, par un système de rotation, président de l’Assemblée nationale. Le 11, au lendemain de la prestation de serment de Nicolas Maduro pour un second mandat présidentiel de six ans, le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, John Bolton, publie un communiqué dans lequel il indique : « Nous appuyons en particulier la décision courageuse du président de l’Assemblée nationale, Juan Guaido, d’invoquer les dispositions prévues par la Constitution du Venezuela et de déclarer que Maduro ne détient pas légitimement la présidence du pays. »

L’histoire s’accélère. Après une brève tentative d’arrestation par des agents du service bolivarien de renseignement, le 13, Juan Guaido reçoit un appel de Mike Pence. Selon le compte rendu publié par la Maison Blanche, le vice-président exprime « le ferme soutien des États-Unis à l’Assemblée en tant que seul organe démocratique légitime du pays » et « encourage M. Guaido à construire l’unité des groupes politiques ».

Le jour même, Juan Guaido reçoit un coup de fil chaleureux du député Eduardo Bolsonaro, fils du président brésilien, Jair Bolsonaro, et émissaire informel de son père. Le parlementaire a offert un « soutien plein et entier à notre action pour restaurer notre démocratie », confie alors le Vénézuélien au quotidien O Globo.

« Grand marché diplomatique »

L’activisme d’Eduardo Bolsonaro n’est pas nouveau. En novembre 2018, soit quelques jours à peine après l’élection de son père, il avait rencontré Marco Rubio lors d’un déplacement de trois jours aux Etats-Unis. Casquette floquée « Trump 2020 » sur la tête, Eduardo Bolsonaro s’est d’abord entretenu avec deux hauts fonctionnaires de la Maison Blanche en marge d’une conférence à l’American Enterprise Institute, un cercle de réflexion conservateur où était également présent Mike Pence. Puis, avec Luis Almagro, il parle de « scénarios politiques aux Amériques ». Le lendemain, il rencontre le gendre de Donald Trump, Jared Kushner, le sénateur du Texas Ted Cruz, ainsi que l’ancien conseiller stratégique du président et idéologue ultranationaliste Steve Bannon.

Dans la foulée, une rencontre avec Marco Rubio. Elle est brève, mais sans doute décisive. Le sénateur de Floride y aurait évoqué l’idée d’un « grand marché diplomatique » : en échange d’une aide pour, notamment, faire entrer le Brésil dans l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Brasilia s’engagerait dans la résolution de la crise au Venezuela.
LE PRÉSIDENT BRÉSILIEN JAIR BOLSONARO POSANT AUX CÔTÉS DE 
MIGUEL ANGEL MARTIN, LE PRÉSIDENT DE LA COUR SUPRÊME 
VÉNÉZUÉLIENNE EN EXIL, LE 17 JANVIER 2019 À BRASILIA. 
PHOTO ALAN SANTOS / SERVICE DE PRESSE DE LA PRESIDENCE BRESILIENE / AFP
Les comptes rendus et Tweet des uns et des autres ne disent rien d’un tel accord. Quoi qu’il en soit, le 17 janvier, le président brésilien Jair Bolsonaro s’affiche aux côtés de Miguel Angel Martin, le président de la Cour suprême vénézuélienne en exil, affirmant que son gouvernement fera « tout son possible pour rétablir l’ordre, la démocratie et la liberté au Venezuela ». Sur la photo figure aussi Ernesto Araujo, le ministre brésilien des affaires étrangères qui, dans une note, s’empresse de décrire le Venezuela de Nicolas Maduro comme une «mécanique de crime organisé fondée sur la corruption généralisée, le narcotrafic et le terrorisme ».

Cette même journée, Ernesto Araujo s’entretient à Brasilia avec Antonio Ledezma, Julio Borges et Carlos Vecchio. Des représentants de la diplomatie américaine et du groupe de Lima sont présents, ainsi que l’omniprésent Eduardo Bolsonaro. « Là, nous sommes tombés d’accord sur le fait qu’il fallait consolider les soutiens internationaux pour reconnaître Guaido s’il franchissait le pas », précise M. Ledezma. Peu après, le Brésil se dit prêt à reconnaître Juan Guaido comme président, si l’Assemblée nationale en décidait ainsi.

Cargaison humanitaire estampillée « US aid »

Le 22 janvier, une délégation d’élus de Floride se rend à la Maison Blanche pour demander à Donald Trump de faire de même. Mike Pence s’entretient encore avec Guaido au téléphone, le soir même. Il veut s’assurer que le jeune député invoque bien la Constitution pour justifier son action.

« L'AIDE HUMANITAIRE » 
DESSIN ETTER CARVALLO
La suite est connue. Nicolas Maduro a dénoncé un putsch et Juan Guaido annoncé l’arrivée pour le 23 février d’une aide humanitaire internationale. La Maison Blanche a été la première à envoyer une cargaison, estampillée « US aid », à Cucuta, à la frontière colombienne. Cette semaine encore, lors d’un discours à Miami, devant des étudiants en grande majorité vénézuéliens et d’origine cubaine, Donald Trump a rappelé qu’il était toujours à la recherche d’une transition pacifique entre les deux leaders, mais que « toutes les options » restaient « ouvertes ».