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NOUVELLE CARTE D'EUROPE DRESSÉE POUR 1870 : CARTE DRÔLATIQUE D'EUROPE POUR 1870 IMAGE GALLICA |
Selon Boaventura de Sousa Santos, figure du Forum social mondial, le Venezuela est à la veille d’une intervention militaire américaine appuyée par l’Europe, alors même que les démocrates de ce pays réclament une solution négociée.Boaventura de Sousa Santos
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Tribune.
Ce qui se passe au Venezuela est une tragédie annoncée, qui va entraîner la mort de beaucoup d’innocents. Le pays est à la veille d’une intervention militaire étrangère et le bain de sang pourrait atteindre des proportions dramatiques. Celui qui l’affirme sait de quoi il parle : c’est le plus connu des leaders de l’opposition à Nicolas Maduro, Henrique Capriles. Il assure que le président fantoche Juan Guaidó est en train de faire des Vénézuéliens de la « chair à canon ». Il sait qu’Hugo Chávez [président de 1999 à 2013] avait pris très au sérieux le précédent Salvador Allende [renversé par un coup d’Etat soutenu par les États-Unis en 1973] au Chili, et qu’il avait armé la population civile.
Les milices, bien sûr, peuvent être désarmées, mais cela ne se fera pas sans résistance. Capriles sait aussi que malgré l’immense souffrance à laquelle est soumis le pays par le mélange des fautes politiques internes et des pressions externes, notamment l’embargo (condamné par l’ONU), un sentiment d’orgueil nationaliste reste chevillé au corps du peuple vénézuélien, qui n’acceptera pas d’intervention étrangère.
Face au risque de destruction de vies innocentes, les démocrates vénézuéliens qui s’opposent au gouvernement bolivarien posent un certain nombre de questions pour lesquelles ils ont bien du mal à obtenir une réponse claire. Pourquoi les Etats-Unis, suivis par plusieurs pays européens, adoptent-ils une position maximaliste qui empêche d’emblée toute solution négociée ? Pourquoi ces ultimatums typiques des époques impériales, dont mon pays, le Portugal, garde une mémoire amère ? Pourquoi la médiation proposée par le Mexique et l’Uruguay a-t-elle été refusée, alors qu’elle a comme point de départ le refus d’une guerre civile ? Pourquoi un jeune politicien, encore inconnu du peuple vénézuélien il y a quelques semaines, membre d’un petit parti d’extrême droite (Voluntad Popular) directement impliqué dans les violences de rue au cours des dernières années, s’auto-proclame-t-il président de la République après un coup de téléphone du vice-président des Etats-Unis, et pourquoi plusieurs pays ont-ils décidé de le reconnaître comme président légitime du Venezuela ?
Démocratie et ressources naturelles
Les réponses viendront, avec le temps. Mais on en sait assez pour prédire de quel côté elles vont pointer. Juan Guaidó, peu connu dans le pays, et son parti d’extrême droite, qui soutiennent ouvertement une intervention militaire, étaient depuis longtemps les favoris de Washington pour effectuer le « regime change » au Venezuela. Ceci nous renvoie à toute l’histoire des interventions nord-américaines sur le continent. C’est l’arme de destruction massive de la démocratie, quand celle-ci commence à coïncider avec la défense de la souveraineté nationale et menace le libre accès des entreprises nord-américaines aux ressources naturelles du pays. Il n’est pas difficile d’en conclure que ce qui est en cause aujourd’hui n’est pas la défense de la démocratie pour les Vénézuéliens. C’est le pétrole du Venezuela.
Le pays dispose des plus grandes réserves de pétrole du monde (20 % des réserves mondiales ; les États-Unis n’en ont que 2 %). L’accès au pétrole du Moyen-Orient a dicté le « pacte de sang » avec la plus grande dictature de la région, l’Arabie saoudite, et la destruction de l’Irak, de la Syrie, de la Libye; la prochaine victime pourrait bien être l’Iran. Mais le pétrole du Moyen-Orient est plus proche de la Chine que des États-Unis d’Amérique, alors que le pétrole vénézuélien est à leur porte.
Le mode d’accès aux ressources naturelles varie selon les pays, mais l’objectif stratégique est toujours le même. Au Chili, il a conduit à une dictature sanglante. Plus récemment, au Brésil, l’accès aux immenses ressources minières, à l’Amazonie et aux gisements pétroliers « pré-salifères », est passé par la transformation d’un autre protégé de Washington, Sérgio Moro [actuel ministre de la justice], de petit juge inconnu en figure de notoriété internationale. En lui procurant un accès privilégié aux banques de données, on lui a permis de se faire le procureur de la gauche brésilienne, ouvrant le chemin de l’élection à un partisan de la dictature et de la torture, disposé à brader les richesses de son pays et à prendre l’homme des États-Unis dans son gouvernement [Jair Bolsonaro].
Que fais-tu, Europe ?
Mais c’est l’Europe qui suscite principalement la perplexité des démocrates vénézuéliens, parce que dans le passé elle avait joué un rôle actif dans les négociations entre le gouvernement et l’opposition. Ils savent que ces négociations ont le plus souvent échoué à cause de la pression américaine. D’où la question à l’Europe : tu quoque ? Que fais-tu donc avec nos assassins ? Si l’Europe se souciait vraiment de démocratie, il y a longtemps qu’elle aurait rompu ses relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite.
Si l’Europe était préoccupée par la mort de civils innocents, il y a longtemps qu’elle aurait cessé de vendre les armes avec lesquelles ce pays mène un génocide au Yémen… Les démocrates vénézuéliens ont peut-être cru que les responsabilités historiques de l’Europe envers ses anciennes colonies justifieraient une certaine retenue. Pourquoi alors cet alignement total avec une politique dont le succès va se compter en destruction de pays et de vies ?
Peu à peu, il apparaîtra que la raison de cet alignement réside dans la nouvelle guerre froide qui se développe entre les États-Unis et la Chine, et dont l’un des épicentres se situe justement sur le continent latino-américain. Comme la précédente, elle ne se mène pas directement entre les forces rivales, celles de l’empire en déclin et de l’empire montant, mais à travers des alliés : la droite latino-américaine et les gouvernements européens dans un cas, la Russie dans l’autre.
Aucune hégémonie n’est bonne pour les pays qui sont trop faibles pour jouer sur la rivalité. Tout au plus peuvent-ils espérer tirer quelques avantages de leur alignement. Mais il faut qu’il soit total. Si on ne veut pas y laisser les doigts, il faudra sacrifier les bagues… C’est aussi vrai pour le Canada que pour les pays européens.
Jusqu’ici, en tant que citoyen portugais, je m’étais senti bien représenté par le gouvernement de mon pays [du premier ministre socialiste António Costa], au pouvoir depuis 2016. Aujourd’hui la légitimité qu’il procure à un président fantoche et l’appui qu’il apporte à une stratégie de guerre civile me font honte. Je m’interroge sur le prix qu’il faudra payer pour une telle imprudence diplomatique – et je me retiens ici d’employer les mots plus forts qui, en réalité, conviendraient.
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Tribune.
BOAVENTURA DE SOUSA SANTOS |
Les milices, bien sûr, peuvent être désarmées, mais cela ne se fera pas sans résistance. Capriles sait aussi que malgré l’immense souffrance à laquelle est soumis le pays par le mélange des fautes politiques internes et des pressions externes, notamment l’embargo (condamné par l’ONU), un sentiment d’orgueil nationaliste reste chevillé au corps du peuple vénézuélien, qui n’acceptera pas d’intervention étrangère.
Face au risque de destruction de vies innocentes, les démocrates vénézuéliens qui s’opposent au gouvernement bolivarien posent un certain nombre de questions pour lesquelles ils ont bien du mal à obtenir une réponse claire. Pourquoi les Etats-Unis, suivis par plusieurs pays européens, adoptent-ils une position maximaliste qui empêche d’emblée toute solution négociée ? Pourquoi ces ultimatums typiques des époques impériales, dont mon pays, le Portugal, garde une mémoire amère ? Pourquoi la médiation proposée par le Mexique et l’Uruguay a-t-elle été refusée, alors qu’elle a comme point de départ le refus d’une guerre civile ? Pourquoi un jeune politicien, encore inconnu du peuple vénézuélien il y a quelques semaines, membre d’un petit parti d’extrême droite (Voluntad Popular) directement impliqué dans les violences de rue au cours des dernières années, s’auto-proclame-t-il président de la République après un coup de téléphone du vice-président des Etats-Unis, et pourquoi plusieurs pays ont-ils décidé de le reconnaître comme président légitime du Venezuela ?
Démocratie et ressources naturelles
Les réponses viendront, avec le temps. Mais on en sait assez pour prédire de quel côté elles vont pointer. Juan Guaidó, peu connu dans le pays, et son parti d’extrême droite, qui soutiennent ouvertement une intervention militaire, étaient depuis longtemps les favoris de Washington pour effectuer le « regime change » au Venezuela. Ceci nous renvoie à toute l’histoire des interventions nord-américaines sur le continent. C’est l’arme de destruction massive de la démocratie, quand celle-ci commence à coïncider avec la défense de la souveraineté nationale et menace le libre accès des entreprises nord-américaines aux ressources naturelles du pays. Il n’est pas difficile d’en conclure que ce qui est en cause aujourd’hui n’est pas la défense de la démocratie pour les Vénézuéliens. C’est le pétrole du Venezuela.
Le pays dispose des plus grandes réserves de pétrole du monde (20 % des réserves mondiales ; les États-Unis n’en ont que 2 %). L’accès au pétrole du Moyen-Orient a dicté le « pacte de sang » avec la plus grande dictature de la région, l’Arabie saoudite, et la destruction de l’Irak, de la Syrie, de la Libye; la prochaine victime pourrait bien être l’Iran. Mais le pétrole du Moyen-Orient est plus proche de la Chine que des États-Unis d’Amérique, alors que le pétrole vénézuélien est à leur porte.
Le mode d’accès aux ressources naturelles varie selon les pays, mais l’objectif stratégique est toujours le même. Au Chili, il a conduit à une dictature sanglante. Plus récemment, au Brésil, l’accès aux immenses ressources minières, à l’Amazonie et aux gisements pétroliers « pré-salifères », est passé par la transformation d’un autre protégé de Washington, Sérgio Moro [actuel ministre de la justice], de petit juge inconnu en figure de notoriété internationale. En lui procurant un accès privilégié aux banques de données, on lui a permis de se faire le procureur de la gauche brésilienne, ouvrant le chemin de l’élection à un partisan de la dictature et de la torture, disposé à brader les richesses de son pays et à prendre l’homme des États-Unis dans son gouvernement [Jair Bolsonaro].
Que fais-tu, Europe ?
LE VIOL D'EUROPE (RUBENS) |
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Aucune hégémonie n’est bonne pour les pays qui sont trop faibles pour jouer sur la rivalité. Tout au plus peuvent-ils espérer tirer quelques avantages de leur alignement. Mais il faut qu’il soit total. Si on ne veut pas y laisser les doigts, il faudra sacrifier les bagues… C’est aussi vrai pour le Canada que pour les pays européens.
Jusqu’ici, en tant que citoyen portugais, je m’étais senti bien représenté par le gouvernement de mon pays [du premier ministre socialiste António Costa], au pouvoir depuis 2016. Aujourd’hui la légitimité qu’il procure à un président fantoche et l’appui qu’il apporte à une stratégie de guerre civile me font honte. Je m’interroge sur le prix qu’il faudra payer pour une telle imprudence diplomatique – et je me retiens ici d’employer les mots plus forts qui, en réalité, conviendraient.
(Traduit du portugais par Alix Didier Sarrouy)
Boaventura de Sousa Santos est l’une des figures les plus connues du « Forum social mondial », et l’auteur notamment de Epistémologies du Sud (Desclée de Brouwer, 2016)
Boaventura de Sousa Santos (Sociologue, directeur du Centre d’études sociologiques de l’université de Coimbra, au Portugal)
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