vendredi 4 mars 2016

LA PÉTITION CONTRE LA LOI TRAVAIL : LA TACTIQUE DE HAAS

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« LOI TRAVAIL: NON, MERCI !  »

« Mais c’est un truc de taré  ! »

Attablée dans un café près du Sénat, entre trois interviews, la militante déroule une nouvelle fois sa soirée du 17 février. D’abord, le texto alarmé de son amie Sophie Binet, secrétaire générale adjointe de la CGT des cadres et techniciens (UGICT-CGT), puis la découverte dans Le Parisien des « mesures phares » de l’avant-projet loi travail :
« Mais c’est un truc de taré  ! »
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CAROLINE DE HAAS PHOTO BALTEL/SIPA
PEU APRÈS, LE 18 FÉVRIER 2016, CAROLINE DE HAAS INITIE AVEC DES MILITANTS SYNDICAUX UNE PÉTITION SOUS « LOI TRAVAIL : NON, MERCI ! » CONTRE LA RÉFORME DU CODE DU TRAVAIL PROPOSÉE PAR LA MINISTRE MYRIAM EL KHOMRI. DEUX SEMAINES PLUS TARD, LA PÉTITION RECUEILLE PLUS D'UN MILLION DE SIGNATURES.

Avant de se coucher, De Haas publie huit tweets qui seront retweetés plusieurs centaines de fois à son réveil. Elle remonte sa « timeline » pour preuve.



« Je me dis que ce n’est pas que moi derrière mon ordi qui trouve qu’il y a un problème. Le matin, j’ai une réunion puis on commence à préparer la riposte. »
Cette dernière prendra la forme d’un site explicatif (LoiTravail.lol), d’une pétition soutenue par plusieurs délégués syndicaux et d’un hashtag, #LoiTravailNonMerci, dont la mission est de disséminer le tout sur les réseaux sociaux.

PrimaireDeGauche.fr

ELLIOT LEPERS, DESIGNER BRICOLEUR 
DU CONTRE-RÉFÉRENDUM DE LA GAUCHE
Pour préparer cette riposte, Caroline De Haas contacte Elliot Lepers, web-activiste de 23 ans qui a notamment dirigé la campagne numérique d’Eva Joly, pour la présidentielle de 2012. Comme il ne réagit pas assez vite à son goût, elle bidouille un WordPress – sa technique pour qu’il prenne les choses en mains: « En 24 heures, il fait le site. »

Tous les deux sont des militants désabusés de la politique partisane : elle a quitté le Parti socialiste courant 2014, lui ne renouvellera pas son adhésion à Europe écologie-Les Verts. De Haas a créé en 2013 Egae, son entreprise de conseil et de formation en égalité femmes-hommes, à destination des élus, des collectivités et des entreprises (groupe Egalis) ; Lepers a lui cofondé en 2014 une agence de création digitale, Nous, et un « laboratoire d’innovation politique », CobbleCamp.

Depuis qu’ils se sont parlé pour la première fois sur Skype il y a un peu plus d’un an, ils forment une sorte de duo complémentaire au mode d’action bien rodé. C’est généralement Caroline De Haas qui a l’idée de départ, puis ils réfléchissent, avec d’autres militants souvent, à l’articulation de leurs «campagnes» dont le Net est le terrain d’action :


  • Macholand.fr, une plateforme contre le sexisme lancée en octobre 2014, est leur première collaboration ;
  • puis il y a le référendum « Oui à une politique de gauche », en octobre 2015, un contre-référendum raillant celui du PS ;
  • ou LaGueuleDeBois.fr, un site participatif lancé au soir du second tour des élections régionales (décembre 2015) pour « mettre sur pied une alternative citoyenne » ;
  • dans la foulée, en janvier 2016, la Primaire de gauche (avec son site dédié), le projet d’organisation d’une primaire citoyenne pour désigner un candidat alternatif à la présidentielle de 2017.
Capture d'écran de la page d'accueil
Capture d’écran de la page d’accueil - PrimaireDeGauche.fr



Un bon réseau de journalistes

Dans chacune de ces campagnes, la même recette, quasi marketée : un design soigné, des textes travaillés (et quelques « punchlines »), des boutons de partage sur les réseaux sociaux, une bonne couverture presse... Le tout avec 0 euro de budget – la riposte contre la loi travail a coûté 3,50 euros, le prix de l’hébergement du site.

« Elliot, c’est le côté stratégique d’Internet ; moi, je suis plutôt sur l’aspect stratégique du contenu », développe Caroline De Haas. « Elle maîtrise bien les mots, ce qu’il faut dire ou ne pas dire, les concepts à employer pour s’assurer d’être suivi par les premiers militants », complète Elliot Lepers.

Avec un bon réseau de journalistes, l’ex-attachée de presse de Benoît Hamon et ancienne porte-parole d’Osez le féminisme ! gère la communication. Sur la loi travail, la couverture médiatique a participé grandement au succès de la pétition et « alimenté le stress du gouvernement », explique la militante. Pour faire connaître ses campagnes, Caroline De Haas peut aussi compter sur la petite communauté qui la suit (24 000 followers sur Twitter).

Le 9 mars, journée clé

Pour la militante de gauche, en reportant la présentation en Conseil des ministres du projet de loi, le gouvernement veut simplement gagner un peu de temps. Le 9 mars, elle compte manifester à Paris – l’appel a été lancé sur Facebook puis rejoint par plusieurs organisations politiques (NPA, Parti de Gauche, Jeunes communistes...) et de la jeunesse (Unef, UNL, Fidl...) notamment.

Si les organisations syndicales ont donné une impression de lenteur face à la réactivité de la contestation en ligne, pas question pour Caroline De Haas de leur donner des leçons. « Sans les syndicats, on n’obtiendra pas le retrait du projet de loi », précise celle qui a été secrétaire générale de l’Unef de 2006 à 2009.
« Vu la crispation du côté gouvernemental, on a besoin de toutes les forces. La pétition est l’un des éléments du rapport de force mais ce n’est évidemment pas le seul. »
La contestation qui s’est exprimée en ligne devrait se transformer en une forme d’affrontement plus classique : la manif. Mais de quelle ampleur ? 

CAPTURE D’ÉCRAN DE #OCCUPYSIVENS
Pour ceux qui n’ont pas les moyens de poser une RTT le 9 mars 2016, De Haas et Lepers veulent reprendre un outil développé par ce dernier, #OccupySivens, avec lequel les internautes pourront (se) manifester virtuellement, en plaçant un curseur sur une carte ou en tweetant pour signifier leur participation.

Bricolage chez Osez le féminisme !

Dans la discussion, Caroline De Haas parle vite, fait des digressions, revient sur le choix d’un mot et reprend le fil :
« La première fois que je prends conscience de la puissance d’Internet pour diffuser ses idées, c’est au moment du traité constitutionnel européen, en 2005. D’ailleurs, c’est marrant, Internet n’a pas du tout le même rôle en 2006, pendant le CPE [contrat première embauche, ndlr] : on n’utilise pas les réseaux sociaux pour organiser les manifs. »


C’est au sein d’Osez le féminisme ! , qu’elle a cofondé en 2009 et dont elle a été la représentante jusqu’en 2011, qu’elle prend conscience de l’outil.


CAPTURE DE LA PAGE LA HONTE DOIT
CHANGER DE CAMP - FACEBOOK
Capture de la page La honte doit changer de camp

À travers l’organisation de la grande manif féministe du 17 octobre 2009, préparée en partie sur les réseaux, ou de la campagne contre le viol, La honte doit changer de camp, en 2010.

Trois jours avant son lancement, 500 internautes recrutés via une page Facebook reçoivent un visuel qu’on leur demande de partager sur les réseaux sociaux le 24 novembre à une heure dite. C’est du bricolage comparé à aujourd’hui, mais ça fonctionne.


« On pense vraiment les réseaux sociaux et Internet comme un outil de buzz. Et ça marche: 30 000 personnes signent la pétition. »


« On ne réinvente pas la poudre »

Caroline De Haas ne voit pas dans ces nouvelles formes de militantisme le renouveau absolu. La manière de bosser l’efficacité d’un message n’est pas née avec Internet, tout comme la capacité de mettre les gens en action :
« Quand je militais à l’Unef, on me disait que si on recrutait des gens, il fallait tout de suite leur donner une action à faire, sinon ils partiraient. C’est pareil en ligne  : si vous signez une pétition et que vous ne recevez pas de mail de ma part pendant trois semaines, vous n’y penserez plus. Le fait que j’envoie un message tous les deux jours aux signataires, c’est engageant. »

C’est comme le féminisme : « On ne réinvente pas la poudre, les problèmes sont toujours les mêmes. »
« Certes, les méthodes de militantisme ont évolué mais qu’est-ce ce qui va faire changer le monde ? C’est le rapport de force. On a une nouvelle forme de rapport de force avec Internet mais ça n’empêche pas qu’il faut un rapport de force pour que le gouvernement recule. »

À l’époque des tracts en noir et blanc

Avec Elliot Lepers, ils ont parfois des petits points de désaccord. « Je veux souvent aller plus loin qu’elle », formule-t-il.


« On n’est pas de la même génération et elle a un parcours de militant traditionnel qui n’est pas le mien. Moi, je suis plus politiquement en décalage vis-à-vis de l’appareil traditionnel. Elle connaît très bien l’appareil, elle veut notamment pas se fâcher avec lui. »


Il n’est pas fan des réunions en soirée dans des salles moches, sans wifi et éclairées au néons, pour réfléchir à la conception de tracts. « Je le trouve un peu dur parce que j’en ai fait longtemps des tracts en noir et blanc tout moches, et ça marchait aussi », rétorque-t-elle.


« C’est ce que je lui dis, parfois, à Elliot : le CPE, on l’a fait sans Internet et on a réussi pourtant à faire reculer le gouvernement. »