lundi 10 septembre 2018

EN ARGENTINE, LE MYSTÈRE NISMAN

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]

PHOTO JUAN MABROMATA
Il y a trois ans, Alberto Nisman était retrouvé une balle dans la tête. Depuis, l’enquête mêle services secrets, l’attentat de 1994 contre des associations juives et l’ex-présidente Cristina Kirchner.
L’homme en short noir baigne dans une flaque de sang, le bras droit replié vers le visage. Son tee-shirt blanc s’est teint de rouge, ses paupières sont déjà bleues. Il semble mort depuis longtemps. Il est 2 h 19 du matin, lundi 19 janvier 2015, à Buenos Aires, lorsque les médecins légistes pénètrent dans la salle de bains. Ils découvrent un pistolet sous l’épaule gauche du cadavre et un trou sur la tempe droite. Ils retirent les balles de l’arme, un Bersa calibre 22, nettoient le sang à l’aide de papier hygiénique pour noter le numéro de série, le 35099.

La scène, calme et silencieuse, est filmée. Mais dans l’appartement, c’est la cohue : des policiers tentent de relever des empreintes alors qu’une cinquantaine de personnes – légistes, photographes, fonctionnaires… – vont et viennent, posant leurs affaires sur les chaises, allumant la climatisation en cette chaude nuit d’été austral, sans se soucier des effets sur la température du cadavre – et donc sur l’estimation de l’heure du décès.

En bas de cet immeuble du luxueux quartier de Puerto Madero, les reporters de télévision font déjà le pied de grue. Ce mort est une célébrité : le procureur Natalio Alberto Nisman, 51 ans. Voilà dix ans qu’il enquête sur l’attentat contre le siège de deux associations juives, l’Association mutuelle israélite argentine (AMIA) et la Délégation des associations israélites argentines (DAIA), le 18 juillet 1994 (85 morts, 300 blessés), à Buenos Aires. C’est aussi un magistrat controversé : en portant plainte contre la présidente Cristina Fernandez de Kirchner et d’autres membres de l’exécutif pour « entrave à la justice » dans ce dossier, il vient de faire scandale. Et le voici mort, trois jours plus tard.

La procureure de permanence ce soir de janvier 2015, Viviana Fein, ouvre une enquête, même si tout incite à penser au suicide : la porte de l’appartement était fermée de l’intérieur, et il n’y a aucune trace de lutte ou de présence d’une tierce personne. Quant à l’arme, c’est celle d’un proche collaborateur de Nisman, son informaticien, Diego Lagomarsino. A l’entendre, il la lui aurait prêtée la veille, à sa demande. Si une partie de la population croit au suicide, une autre soupçonne un assassinat, se demandant pourquoi le procureur n’a laissé aucun mot d’adieu, pas même à ses deux filles.

Plus de trois ans après, cette énigme hante toujours l’Argentine. Les fautes commises pendant l’enquête, le discrédit dont souffre le système judiciaire national et les collusions passées entre juges et politiques alimentent les théories du complot, dans un pays qui en est friand.

Inculpation virtuelle

Pour prendre la pleine mesure de l’affaire, il faut revenir à l’attentat de juillet 1994. Cet acte terroriste, visant le pays qui abrite la plus importante communauté juive d’Amérique latine, n’a jamais été revendiqué. Selon divers services secrets occidentaux, il aurait été planifié par un membre du Hezbollah (mouvement chiite libanais proche de l’Iran), Imad Moughniyah, avec l’aide de complices argentins.

Le mobile ? Peut-être une vengeance contre la suspension par le président d’alors, Carlos Menem (1989- 1999), sous la pression de Washington, d’un transfert de technologies nucléaires vers l’Iran. De fait, en 1997, le juge chargé de l’enquête, Juan José Galeano, inculpe une vingtaine de hauts responsables iraniens. Une inculpation virtuelle, puisque les hommes en question ne sont pas sur le territoire.
« On ne sait rien et on ne saura jamais rien. On pourrait tout aussi bien croire que des extraterrestres ont commis l’attentat de 1994!» Diana Malamud, porte-parole de l’association de familles de victimes Memoria activa

En 2004, le procès des suspects argentins du dossier se solde par une relaxe : il s’avère que le juge Galeano a acheté le témoignage d’un délinquant local pour qu’il s’auto-incrimine en échange de 400 000 dollars. Pis, le président Menem – d’origine syrienne – est accusé d’avoir fait détourner l’enquête d’une piste qui touchait l’un de ses proches, un homme d’affaires né près de Damas. Conséquence : la procédure est annulée, le juge dessaisi, et une enquête est ouverte pour entrave à la justice.

Dix ans plus tard, en octobre 2015, un nouveau procès commence – il est toujours en cours –, contre sept prévenus : le juge d’instruction, ses deux procureurs, un commissaire de police, l’ancien chef des services secrets, et même Carlos Menem en personne ! Sans oublier Ruben Beraja, l’ex-président de la DAIA, dont le siège a été détruit dans l’explosion de 1994. Personne, à ce jour, n’a été jugé pour l’attentat en lui-même. « On parle de l’affaire AMIA comme la plus grave qu’ait connue le pays, mais on ne sait rien et on ne saura jamais rien, fustige Diana Malamud, porte-parole de l’association de familles de victimes Memoria activa. On pourrait tout aussi bien croire que des extraterrestres ont commis l’attentat ! »

Revenons au début des années 2000, à l’époque où le péroniste Nestor Kirchner arrive au pouvoir. Soucieux de relancer l’enquête sur l’attentat, il reconnaît la responsabilité de l’État dans la mauvaise gestion du dossier et demande pardon aux familles des victimes. En 2005, il crée alors un parquet spécial, l’UFI-AMIA. La direction en est confiée à un procureur : Alberto Nisman. Cet homme de 41 ans, fils d’un entrepreneur du textile, connaît ce dossier sensible. Depuis 1997, il a assisté les deux procureurs par la suite mis en examen pour entrave à la justice aux côtés du juge Galeano. Même si lui-même n’est pas poursuivi, ses pairs ne voient pas d’un bon œil sa proximité avec des magistrats aussi corrompus.

L’espion qui tire les ficelles

Pour établir la vérité sur l’attentat, Nisman hérite d’un véritable « mini-ministère » : quarante employés, de vastes locaux, un budget quasi illimité. « Kirchner a tout mis à sa disposition, témoigne une source judiciaire. Mais le chef véritable de Nisman, et celui qui était son informateur, c’était Jaime Stiuso. » Antonio Horacio Stiuso, alias « Jaime ». À Buenos Aires, la simple évocation de ce nom fait trembler. Ce personnage obscur, réputé proche de la CIA et du Mossad, est le chef des opérations du Service des renseignements (SI). Le journaliste argentin Tato Young voit en lui « l’espion le plus puissant de ces quarante dernières années ».


L’ESPION ANTONIO HORACIO STIUSO, ALIAS « JAIME », 
CHEF DES OPÉRATIONS DU SERVICE DES RENSEIGNEMENTS (SI),
AURAIT ÉTÉ L’INFORMATEUR DU PROCUREUR ALBERTO NISMAN.
PHOTO RODRIGO ABD / AP
Dès sa prise de fonction, Nisman se démène pour incriminer l’Iran. Grâce aux rapports fournis par Stiuso, il accuse Ali Rafsandjani, président iranien au moment des faits, et sept membres de son cabinet d’avoir financé et planifié l’attentat par le biais du Hezbollah. Mais en dépit des moyens alloués, les investigations piétinent. Les familles des victimes s’indignent que Nisman, un play-boy qui a un recours facile au Botox, séjourne aux Caraïbes aux bras de top modèles. « Pendant dix ans, il n’a pas fait avancer l’enquête d’un centimètre », assure avec amertume Diana Malamud, dont le mari est mort dans cet attentat. Son association demande même qu’il en soit écarté.

L’Etat, lui, veut faire comparaître les commanditaires devant un tribunal. Lors des sommets internationaux, la délégation argentine quitte la salle dès que l’Iran, qui refuse de reconnaître la responsabilité de ses fonctionnaires, prend la parole. Le système judiciaire argentin, pourtant, empêche tout procès des Iraniens : le jugement par contumace n’existe pas.

Succédant à son mari en 2007, Cristina Kirchner change alors de stratégie. Isolée sur le plan international à la suite de ses choix protectionnistes, elle se rapproche du Venezuela d’Hugo Chavez, allié de Téhéran. A partir de 2012, la relation entre l’Argentine et l’Iran s’améliore. Des pourparlers sont engagés concernant leur contentieux. Et le 27 janvier 2013, après des rencontres diplomatiques discrètes en Syrie, Argentins et Iraniens signent un mémorandum d’accord prévoyant la création d’une commission de la vérité avec des juristes internationaux et l’interrogatoire des suspects à Téhéran.

« Partie d’échecs »

La Maison Blanche, alors dirigée par Barack Obama, lui-même en pleine négociation avec l’Iran sur l’accord nucléaire, ne voit pas d’objection au dispositif. Mais tout le monde, aux Etats-Unis, ne partage pas cet avis. La droite, vent debout contre le projet d’accord nucléaire, fait un lobbying acharné contre le mémorandum, notamment à travers l’American Task Force Argentina (AFTA), un groupe de pression proche des « fonds vautours », en conflit avec Buenos Aires pour le remboursement de ses dettes. La signature d’un tel accord avec Téhéran constituerait un précédent qu’il est urgent de court-circuiter.

Si l’association Memoria activa voit dans ce mémorandum la seule possibilité d’obtenir un jour un semblant de justice, les représentants d’une partie de la communauté juive argentine, eux, sont furieux. « Les droites israéliennes et américaines ont fait un intense travail de pression auprès des autorités de l’AMIA et de la DAIA [les associations visées par l’attentat] pour qu’elles critiquent l’accord », soutient Jorge Elbaum, ex-directeur exécutif de la DAIA. « La piste iranienne a été imposée par ces droites israélienne et américaine à travers Stiuso, abonde le journaliste d’investigation Ricardo Ragendorfer. Dans cette partie d’échecs, Stiuso était le fou, et Nisman, le pion. »


EN ARGENTINE, LE SLOGAN « JE SUIS CHARLIE »
A ÉTÉ TRANSFORMÉ EN « YO SOY NISMAN ».
PHOTO RODRIGO ABD / AP
En fait, le mémorandum n’est jamais entré en vigueur. Approuvé par les parlementaires argentins mais pas par leurs collègues iraniens, il est déclaré anticonstitutionnel à Buenos Aires à la demande de Nisman, qui le considère comme une interférence de l’exécutif. À ses yeux comme à ceux de l’influent Stiuso, qui a l’Iran en ligne de mire depuis des années, ce texte est une remise en question de leur travail. Dès lors, la guerre est déclarée avec Cristina Kirchner.

Pour le journaliste Tato Young, il ne fait aucun doute que c’est Stiuso (dont l’avocat n’a pas répondu aux sollicitations du Monde) qui conseille au procureur de placer sur écoute des fonctionnaires de l’exécutif et des personnes de l’entourage de la présidente. Parmi elles, Luis D’Elia, un syndicaliste qui a rencontré à Téhéran des suspects que Nisman avait demandé à Interpol de mettre sous « notice rouge » – ces messages d’alerte pour signaler aux polices du monde les criminels recherchés.

Polarisation politique

En décembre 2014, coup de théâtre : soupçonnant les dirigeants des SI de conspirer contre elle, Mme Kirchner les remplace par des ennemis jurés de Stiuso, lui-même limogé. Nisman sent le vent tourner. Ayant entendu dire qu’on veut l’écarter du parquet spécial, il interrompt ses vacances avec ses filles et, tandis que les tribunaux tournent au ralenti pendant l’été, il dépose une plainte, le 14 janvier 2015, pour « entrave à la justice » contre la présidente, son ministre des affaires étrangères et dix autres personnes, les soupçonnant d’avoir cherché à faire innocenter les prévenus iraniens en échange de contrats.
« Chaque fois qu’on a besoin de faire du tort à l’ancienne présidente Cristina Kirchner, on ressort Nisman du congélateur » Jorge Elbaum, ex-directeur exécutif d’une association juive 
Dans ce pays polarisé à l’extrême entre défenseurs du « kirchnérisme », au pouvoir depuis 2003, et antikirchnéristes, qui ont l’intention de s’imposer à l’élection présidentielle prévue dix mois plus tard, l’affaire est plus que jamais politique et la machine médiatique s’emballe. Nisman, sûr de lui, volubile, survolté même, est invité sur tous les écrans. Trois jours plus tard, son cadavre est retrouvé chez lui… Dans les heures suivantes, ses collègues le dépeignent comme un professionnel courageux, persévérant et patriote. Ils se joignent à la foule pour défiler avec des pancartes « Je suis Nisman ».

Suicide ou assassinat ? La question divise. Les antikirchnéristes soupçonnent un lien avec l’accusation qu’il avait formulée contre la présidente. Dans le camp opposé, les partisans de Cristina Kirchner reprochent aux premiers de vouloir utiliser cette mort pour remporter l’élection à venir – c’est l’opposant Mauricio Macri qui sera élu – et discréditer l’ex-présidente devenue sénatrice. « Chaque fois qu’on a besoin de faire du tort à Cristina Kirchner, on ressort Nisman du congélateur », persifle Jorge Elbaum.

La première à faire les frais de cette guerre est la procureure Viviana Fein, chargée de l’enquête sur le décès. On l’accuse d’avoir orienté ses investigations vers la thèse du suicide. « J’ai juste refusé de me prononcer, car je n’avais pas les éléments pour », se défend-elle, interrogée par Le Monde. Son dossier d’instruction, dont nous avons eu connaissance, s’étale sur plus de 13 000 pages. Les vidéos de la scène de « crime » ont été diffusées à la télévision, comme preuves, disent ses détracteurs, des irrégularités commises.

Autopsie contestée

Un policier français, Richard Marlet, ancien patron de l’identité judiciaire au quai des Orfèvres et spécialiste réputé des scènes de crime, a visionné ces images à notre demande. Selon lui, la liste des anomalies est longue comme le bras : « Sachant qui était la personne décédée, il aurait fallu limiter l’accès à l’appartement. La procureure, que l’on voit entrer dans la salle de bains, n’aurait pas dû y être admise. » La manipulation de l’arme, le fait que le cadavre soit déshabillé sur place ou, pire encore, la présence de la mère d’Alberto Nisman, qui fouille, sans gants, le contenu du coffre-fort, font sursauter l’ex-commissaire. « Cette dame a mis des traces d’ADN et ses empreintes sur tous les documents, cette scène est complètement loufoque. »

Négligence ou volonté d’occulter des preuves ? C’est toute la question. « La scène de la mort était plus contaminée que l’atoll de Mururoa, concède le journaliste Ricardo Ragendorfer. Mais ici, c’est courant. » Son confrère Tato Young approuve : « C’était désordonné, mais l’Argentine est un pays désordonné. » Pour M. Marlet, impossible, non plus, de déterminer si c’était délibéré : « Cela ressemble à ce que faisait la police scientifique française il y a vingt ans. »

L’autopsie, elle aussi, est critiquée, bien qu’elle ait été réalisée par des « pros » incontestés, le corps médico-légiste, qui dépend de la Cour suprême. Son rapport préliminaire indique que le cadavre ne présente aucune trace de lutte et avance l’hypothèse d’un suicide. « La manière dont l’autopsie a été réalisée est scandaleuse, tempête, au contraire, Me Federico Casal, l’avocat des filles du défunt. On n’a pas attendu nos experts, la vidéo s’est faite sans micro… » Preuves, selon lui, d’une volonté de dissimulation. « La mort d’un procureur, c’est très grave, poursuit-il. Mais pour la République, c’est encore plus grave que l’on veuille occulter les raisons de cette mort. »

« La gendarmerie est discréditée »

Une seconde expertise, à laquelle sont conviés les représentants de toutes les parties, est organisée par Mme Fein. Là encore, rien « n’indique avec une certitude médico-légale qu’il se soit agi d’un homicide». Les experts des parties civiles refusent cette conclusion et publient leur propre rapport : pour eux, l’autopsie et les données criminalistiques montrent que Nisman a été assassiné.

Son ex-épouse, Sandra Arroyo Salgado, elle-même juge, n’a de cesse de demander que l’affaire soit portée devant un juge fédéral de droit criminel de la ville de Buenos Aires. Les douze juges de cette juridiction, chargés des affaires de corruption, sont considérés comme les plus puissants du pays… mais aussi les plus corrompus. Pour Tato Young, qui a décortiqué leur pouvoir dans un livre, l’ex-épouse de Nisman espérait faire remplacer Viviana Fein par l’un d’eux, proche de l’opposition, afin d’installer l’idée qu’il s’agissait d’un meurtre diligenté par Mme Kirchner ou par son entourage.

Début 2016, elle obtient gain de cause : Mme Fein est dessaisie de l’enquête, confiée par tirage au sort au juge fédéral Julian Ercolini et au procureur Eduardo Taiano. Au vu des défaillances constatées dans le dossier initial, une autre instruction est ouverte, cette fois contre Viviana Fein, pour manquement aux devoirs des fonctionnaires.


MARCHE EN HOMMAGE
AU PROCUREUR NISMAN,
À BUENOS AIRES, LE 18 FÉVRIER 2015
PHOTO MARIO TAMA
En reprenant les investigations, M. Taiano décide de faire réviser toutes les expertises par un comité interdisciplinaire, confié à la gendarmerie. Cette fois, le rapport conclut que Nisman a été… assassiné ! Deux hommes l’auraient drogué à l’aide de kétamine (bien que l’autopsie n’en ait pas détecté), l’auraient frappé (malgré l’absence de traces de coups), fait s’agenouiller, puis lui auraient tiré une balle dans la tête à l’aide de l’arme laissée opportunément, la veille, par leur complice, l’informaticien Diego Lagomarsino, pour faire croire à un suicide.

Cette fois encore, la politique s’en mêle : on soupçonne la gendarmerie d’être proche du pouvoir en place depuis octobre 2015 et d’avoir établi un rapport allant dans le sens cherché par le gouvernement Macri. « La gendarmerie est un corps discrédité pour des raisons politiques et idéologiques, d’extrême droite, et qui n’a, en plus, jamais réalisé la moindre autopsie », assure l’avocat Horacio Mendez Carreras, connu pour avoir défendu des familles de victimes de la dictature.

Un mystérieux compte new-yorkais

C’est pourtant cette contre-expertise et une reconstitution des faits qui ont convaincu le parquet de décréter, en novembre 2017, que la mort d’Alberto Nisman a été un assassinat. Le procureur Taiano décide, dans la foulée, de poursuivre quatre gardes du corps – parce qu’ils ont failli à sa protection – et Diego Lagomarsino, qui affirme lui avoir prêté l’arme. « Il disait ne pas avoir confiance en ses gardes du corps, raconte aujourd’hui ce dernier. Il m’a supplié : “Tu sais ce que ça fait, quand tes filles ne veulent plus venir te voir parce qu’elles ont peur ?” Je ne pouvais rien lui refuser. »
« Nisman n’était pas un type très brillant. Si on l’envoyait en Bolivie chercher de la coca, il ramenait du Pepsi » 
Ricardo Ragendorfer, journaliste d’investigation
Etonnant personnage que ce M. Lagomarsino. Sous contrat depuis 2007 avec le parquet spécial, il reversait en espèces, à l’en croire, la moitié de son salaire à son patron, Nisman, et intervenait à distance sur ses ordinateurs, dont il connaissait les codes et les contenus. De plus, il était cotitulaire, avec la mère et la sœur de ce même Nisman, d’un compte non déclaré dans une banque new-yorkaise, dont le procureur était le fondé de pouvoir. Tous trois ont dit ignorer l’existence de ce compte, sur lequel figuraient 700 000 dollars. Ces éléments font de M. Lagomarsino un acteur mystérieux du dossier, « mais pas forcément un criminel », reconnaît une source proche du parquet, qui l’a néanmoins mis en examen pour complicité de meurtre.

Ces précisions financières obligent à s’interroger sur le véritable profil de Nisman et ses éventuels secrets. Difficile, passé le temps du deuil, de trouver une seule personne, dans les couloirs des tribunaux, ayant une bonne opinion de lui. « Arriviste », « imbu de sa personne », « narcissique », « vénal »… Des qualificatifs qui détonnent après le concert de louanges post-mortem. « Ce n’était pas un type très brillant, soutient Ricardo Ragendorfer. Si on l’envoyait en Bolivie chercher de la coca, il ramenait du Pepsi. »

Qui aurait eu intérêt à le tuer ? « Même si Cristina Kirchner a probablement été la pire présidente de l’histoire de la démocratie argentine, avance Tato Young, connu pour son antikirchnérisme, elle ne fait pas tuer des procureurs. Mais pour beaucoup, la mort de Nisman était l’élément qui manquait pour faire d’elle un monstre. » Le 1er juin, la cour d’appel fédérale a d’ailleurs refusé de l’inculper, même si elle a confirmé que l’« assassinat » avait été « la conséquence directe de l’accusation formulée » à son encontre.

Les regards se tournent vers Téhéran

Pour un diplomate argentin de premier rang, interrogé par Le Monde, c’est à Téhéran, et non à Buenos Aires, qu’il faut chercher les commanditaires de l’assassinat : « Nisman est devenu l’ennemi numéro un de la République islamique après son accusation contre les hauts responsables iraniens. » Pour ce diplomate, sa mort s’inscrit dans la même « matrice » que les attentats de 1992 (contre l’ambassade d’Israël, 22 morts) et de 1994 : « Les preuves ont disparu, l’enquête a été bâclée, le message a le même expéditeur, l’Iran, et le même destinataire, Israël, l’impunité est assurée, et les personnes poursuivies ne le sont que pour entrave à la justice. »

Une affiche du mouvement péroniste et pro-Kirchner Movimiento Evita proclamant « Nous sommes tous Cristina », à Buenos Aires, en janvier 2015, quelques jours après la mort du procureur Nisman.


UNE AFFICHE DU MOUVEMENT PÉRONISTE ET PRO-KIRCHNER
MOVIMIENTO EVITA PROCLAMANT
« NOUS SOMMES TOUS CRISTINA »,
À BUENOS AIRES, EN JANVIER 2015, QUELQUES JOURS
APRÈS LA MORT DU PROCUREUR NISMAN.
PHOTO ALEJANDRO PAGNI / AFP
Après la plainte formulée par Nisman contre Mme Kirchner, Téhéran avait d’autant plus de raisons d’en vouloir au procureur. A lire le texte de cette plainte, on comprend quelle était sa conviction. Pour lui, le mémorandum d’accord signé entre Buenos Aires et Téhéran en 2013 avait un but caché : résoudre la crise énergétique que vivait alors l’Argentine en achetant du pétrole à l’Iran (même si, assurent certains experts, le pétrole iranien, trop riche en soufre, ne serait pas adapté aux raffineries argentines), en échange de céréales.

Mais pour cela, il fallait « garantir l’impunité des accusés iraniens et les blanchir dans l’enquête sur l’attentat », écrit Nisman, qui s’appuie sur deux ans d’écoutes. « La décision de faire du commerce avec la République islamique d’Iran [relève] de fonctions propres au pouvoir exécutif, continue-t-il. Mais la présidente et le ministre des affaires étrangères ont choisi une voie illégale et délictuelle en mettant en œuvre un plan destiné à innocenter définitivement les accusés iraniens. » Nisman accuse les autorités d’avoir demandé à Interpol d’annuler les notices rouges qui pesaient sur ces derniers, et à cause desquelles ils étaient susceptibles d’être arrêtés lors de leurs déplacements à l’étranger.

Les premiers juges qui ont repris le dossier après la mort de Nisman ont considéré que l’accusation contre la présidente n’était pas fondée. La plainte du procureur a d’abord été classée sans suite. Il a fallu attendre décembre 2016, presque deux ans après le décès du procureur, pour que la Cour de cassation rouvre l’enquête. Le 6 décembre 2017, la mise en examen de Cristina Kirchner et de onze autres prévenus pour « entrave à la justice » a été confirmée. Leur procès devrait se tenir en 2019.

« Il pédalait dans le vide »

Pour beaucoup, la faiblesse des éléments contre la présidente étaierait en fait l’hypothèse du suicide. Le lendemain de sa mort, Nisman devait comparaître devant une commission législative à laquelle il avait promis de présenter plus de preuves. L’instruction montre qu’il a appelé à maintes reprises le fameux Stiuso, qui n’a jamais répondu. « Nisman dépendait de lui comme les poumons dépendent de l’oxygène et, tout à coup, il pédalait dans le vide », considère Ricardo Ragendorfer.

Mais le coup fatal serait venu de celui qui fut secrétaire général d’Interpol entre 2000 et 2014, l’Américain Ronald Noble. Le lendemain du dépôt de la plainte du procureur, il a nié les allégations selon lesquelles le gouvernement argentin aurait demandé la levée des notices rouges.

Sollicité par Le Monde, M. Noble, qui n’a jamais été entendu par la justice argentine malgré ses demandes, maintient ses dénégations : « Le ministre des affaires étrangères, Hector Timerman, m’a au contraire toujours dit que le mémorandum ne devait pas affecter la validité de notices rouges, martèle-t-il. Personne, pas même le procureur Alberto Nisman, n’a présenté la moindre preuve d’une tentative de faire lever ou de faire annuler les notices rouges par Interpol. » Lâché par Stiuso, démenti par Noble, Alberto Nisman se serait senti piégé au point de se suicider.

Tous les moyens sont-ils mis en œuvre pour faire la lumière sur sa mort ? Les conditions dans lesquelles travaille le procureur Eduardo Taiano font peine à voir : sept personnes, dans des bureaux sombres, aux murs décrépis, avec un seul gendarme à l’entrée. «Quand Taiano est arrivé, il n’y avait même pas de coffre-fort pour les 21 000 pages de l’instruction », confie, dépité, un employé du parquet. Quant à M. Noble, il doute que la vérité émerge un jour : « La polarisation politique est telle que seule une enquête indépendante par des experts internationaux pourrait être crédible. Le fait que sa mort ne soit toujours pas résolue est une tragédie que ce pays ne devrait pas accepter. »


Angeline Montoya

Buenos Aires, envoyée spéciale