dimanche 2 septembre 2018

AU CHILI, 700 000 SAUMONS SE FONT LA MALLE, LEUR PROPRIO SUR LE GRIL


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DANS UN ÉLEVAGE DE PUERTO MONTT, EN JUIN 2016. 
LE CHILI EST LE DEUXIÈME PRODUCTEUR MONDIAL DE SAUMONS. 
PHOTO ANTHONY ESPOSITO. REUTERS
Ces poissons d’élevage traités aux antibiotiques et étrangers à la faune locale se sont échappés après une tempête. Associations et marins s’inquiètent des conséquences environnementales.
Devant le marché aux poissons d’Angelmó, principale attraction touristique de l’agglomération de Puerto Montt, dans le sud du Chili, les bateaux venus des îles voisines déchargent passagers et marchandises locales : des algues, de la viande, et quelques caisses de saumons. Gerardo Soto, le capitaine de l’un des bateaux, fait chaque jour l’aller-retour depuis l’île de Huar, à une heure et demie de là. Il se souvient très bien, quand, début juillet, au cœur d’une tempête, près de 690 000 saumons de l’Atlantique se sont échappés d’un élevage de l’entreprise norvégienne Marine Harvest, juste à côté: « C’était la folie, tout le monde s’est mis à pêcher. Il y avait une quantité impressionnante de saumons, on en voyait jusque sur la plage. Cette fièvre a duré une semaine environ, raconte-t-il en préparant un café dans la cabine, pour mieux affronter les 5° C affichés au thermomètre. Ensuite, les saumons sont allés ailleurs, je ne sais pas où. Maintenant on en voit très peu.»

Otaries.

Quelques virages plus loin, une trentaine de bateaux de pêche sont amarrés au port d’Anahuac. Au bout du ponton, Juan Carlos Paillacar s’apprête à partir en mer. «On a été mandaté par Marine Harvest», explique ce petit pêcheur, qui raconte pourquoi la multinationale norvégienne, leader mondial du saumon d’élevage, a cherché à embaucher des bras pour récupérer les fuyards. La veille, il n’a remonté que quatre saumons dans ses filets. «On va voir si on peut en pêcher plus aujourd’hui dans le golfe», lance-t-il en démarrant le moteur. D’habitude, il pêche le merlu austral. Mais ce poisson se fait rare ces dernières années. Alors ces saumons fugueurs sont un complément de revenu appréciable.

Il ne sait pas ce qu’il pêchera dans quelques mois ou quelques années : «En tant que pêcheurs, ça nous porte préjudice à plus long terme parce que le saumon est un prédateur, il mange tous les petits poissons.» Marine Harvest offre 7 000 pesos (environ 9 euros) par poisson rapporté, mais fin juillet l’entreprise n’avait remis la main que sur 5,7 % des fugueurs. Difficile de savoir combien sont encore dans la nature : certains ont été mangés par des otaries de Patagonie, ou pêchés par des habitants de la région, qui les ont revendus à meilleur prix.

Mais le temps est compté car la loi générale sur la pêche et l’aquaculture l’impose : la multinationale de la pisciculture a jusqu’à ce mardi pour rattraper au moins 10 % des poissons. Faute de quoi la justice se penchera sur les dommages causés à l’écosystème, fragilisé par des élevages intensifs de poissons traités au florfenicol, antibiotique à usage vétérinaire, contre-indiqué pour la consommation humaine. Marine Harvest encourt jusqu’à 7 millions de dollars d’amende, et la perte de sa concession.

Le Chili est le deuxième producteur mondial de saumon, derrière la Norvège, avec 3,8 milliards de dollars de bénéfices en 2016. L’«or rose» est aussi la deuxième source d’exportation du pays. L’industrie s’est développée à partir des années 80, alors que l’espèce n’existait pas à l’état sauvage au Chili. «Avant, il n’y avait aucun saumon ici. C’est une espèce exotique, et invasive», explique Liesbeth Van Der Meer, directrice de l’ONG Oceana au Chili. Certains s’échappent parfois des élevages, mais très rarement en nombre aussi important. Les associations de défense de l’environnement craignent donc que ce poisson étranger aux eaux chiliennes ne déséquilibre l’écosystème local, en décimant les espèces marines plus petites.

« Les deux scénarios possibles sont négatifs, s’inquiète Estefania Gonzalez, coordinatrice océans pour Greenpeace Chili. Soit les saumons meurent, et leurs cadavres risquent de contaminer l’eau, soit ils survivent, et cela veut dire qu’ils mangent d’autres espèces locales. » Elle l’assure : plus les saumons survivent longtemps, plus les petits poissons de mer et d’eau douce seront menacés par ce prédateur. « Notre grande crainte, c’est que le saumon de l’Atlantique ne remonte le cours des rivières, parvienne à se reproduire et s’adapte durablement à la vie sauvage », conclut-elle.

Plainte.

L’une des rares études menées sur le sujet au Chili remonte à 1995. En l’espace de quelques mois, près de 4 millions de saumons et de truites s’étaient alors échappés de plusieurs élevages proches de Puerto Montt. Avec d’autres chercheurs, Doris Soto avait observé si les poissons avaient survécu en liberté les mois suivants, et ce qu’ils avaient mangé. « L’une de nos conclusions était que les saumons de l’Atlantique avaient du mal à s’alimenter pour survivre, et que cette espèce en particulier avait peu de chances de s’acclimater à la vie sauvage, se souvient-elle. Et c’est apparemment ce qu’il s’est passé : rien n’indique que cette espèce ait survécu en liberté dans la région. »

Les défenseurs de l’environnement craignent qu’avec ces accidents à répétition, l’espèce finisse par s’adapter. Le Service national de la pêche et de l’aquaculture, chargé de surveiller le secteur, et plusieurs associations de pêcheurs ont décidé de porter plainte contre Marine Harvest. Ils plaident aussi pour lancer une évaluation environnementale sur les conséquences de cet accident symbolique des dérives de l’agrobusiness.


Justine Fontaine envoyée spéciale à Puerto Montt (Chili)