jeudi 28 juin 2018

CHILI: LES MILLIERS DE BÉBÉS VOLÉS DE LA DICTATURE PINOCHET


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CHILI: LES MILLIERS DE BÉBÉS VOLÉS 
DE LA DICTATURE PINOCHET
PHOTO CLAUDIO REYES
Le 9 juillet 1977, sous la dictature d'Augusto Pinochet, Margarita Escobar a accouché d'une fille dans un hôpital chilien. Elle ne l'a vue que quelques instants avant qu'on la lui enlève: comme elle, des milliers de femmes réclament justice pour leurs bébés volés et adoptés illégalement.
« Chaque fois que je me réveillais, je la réclamais, jusqu'à ce qu'une sage-femme me dise: +ton bébé est mort-né+ », raconte-t-elle à l'AFP 41 ans plus tard, se souvenant que le personnel de l'hôpital Paula Jaraquemada, à Santiago, lui faisait des injections pour la maintenir endormie.

Dans le même hôpital, en février 1985, Maria Orellana a accouché d'un petit Cristian. « J'ai réussi à entendre que c'était un garçon, puis ils m'ont fait une injection et je n'ai rien su de plus », se rappelle-t-elle.

Pendant des jours, elle a demandé à voir son fils, jusqu'à ce qu'on lui dise qu'il était mort. On ne l'a pas laissée le voir. « Garde le souvenir de ton petit bébé, ce serait très cruel que tu le voies », lui a-t-on assuré à l'hôpital, avant de la renvoyer chez elle sans aucun document. « Il n'y a rien, c'est comme si je n'étais jamais passée par cet hôpital ».

Déterminé à faire la lumière sur ces drames, le juge spécial chargé des droits de l'homme, Mario Carroza, mène depuis janvier une enquête sur les enlèvements d'enfants, surtout sous la dictature (1973-1990), même si des cas plus récents, jusqu'en 2000, ont été signalés.

« Organisation lucrative »

Le recours à ces enlèvements comme méthode de répression, comme ce fut le cas en Argentine, est semble-t-il écarté.

Le modus operandi rappelle plutôt ce qui s'est passé en Espagne, où vient de s'ouvrir le premier procès des "bébés volés" du franquisme (1939-1975), une pratique qui s'est poursuivie là-bas bien après la dictature, pour des motivations économiques.

« Nous n'avons pas établi de lien avec une politique de répression d'Etat, on dirait plutôt une espèce d'association illicite, une organisation lucrative d'adoptions irrégulières », explique à l'AFP l'avocat de l'Institut national des droits de l'homme, Pablo Rivera, qui a porté plainte au nom des mères concernées.

Au coeur du dispositif: des assistantes sociales, des religieuses, des médecins et des fonctionnaires municipaux, qui repéraient les mères en situation vulnérable.

« En général, les cas (d'adoptions illégales, ndlr) sont liés aux mères aux faibles ressources qui ont donné naissance à un garçon ou une fille et ont ensuite été trompées par le personnel de l'hôpital (qui leur a fait croire) qu'ils étaient morts ou malades », indique Me Rivera. « Et elles n'ont plus jamais rien su » de leur enfant.

Une loi, en vigueur jusqu'en 1988, a facilité le stratagème: elle permettait d'effacer les registres des familles biologiques après une adoption, précise à l'AFP Karen Alfaro, historienne de l'Université australe.

Pour elle, ce genre de pratique « s'inscrit aussi dans le cadre d'une lutte idéologique de la dictature Pinochet, un type de violence sociale envers les classes les plus pauvres ».

Tests ADN

Selon les chiffres officiels, entre 1973 et 1987, 26.611 adoptions ont eu lieu au Chili, mais aucun registre n'existe sur celles réalisées par des familles étrangères.

Le juge Carroza a déterminé qu'au moins 2.021 bébés ont été adoptés en Suède entre 1971 et 1992. Plusieurs milliers sont partis en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas, en Suisse, aux Etats-Unis, en Uruguay et au Pérou. Chaque adoption était facturée 3.000 à 5.000 dollars, estime la justice.

Sans documents prouvant leur histoire, beaucoup de mères ont longtemps gardé un douloureux silence.

Mais quand les premiers cas ont été rendus publics, des groupes de recherche des bébés volés se sont constitués sur internet, dont "Fils et mères du silence", qui compte 3.000 membres sur Facebook.

« Ce dont nous avons besoin, c'est que les archives, les fichiers des hôpitaux soient ouverts, qu'on rende cela public pour que les gens en dehors du Chili se rendent compte qu'ils ont pu réaliser une adoption illégale », plaide Marisol Rodriguez, porte-parole du groupe, qui a permis près de 90 retrouvailles en trois ans d'existence.

Leur meilleur allié ? Les tests ADN, auxquels se soumettent de nombreuses mères, malgré le coût, pour les intégrer dans des registres génétiques internationaux.

« Ce que je veux, c'est savoir ce qui s'est passé avec ma fille et si elle me recherche », confie Josefina Sandoval, après avoir passé un test. Sa fille, déclarée morte à la naissance, vient en théorie de fêter ses 38 ans. « Nous la cherchons et grâce à ça, nous allons la trouver ».