mardi 26 juin 2018

LA REALPOLITIQUE PAPALE NE DATE PAS D’HIER


ABBÉ PRATIQUANT LA SIMONIE (FRANCE, XIIE SIÈCLE).
La façon dont François a abordé le scandale de pédophilie qui a touché l’Église au Chili évoque la manière pragmatique avec laquelle Léon IX, au XIe siècle, traita la question du commerce des charges ecclésiastique. 
PHOTO ALESSANDRO BIANCHI
L’actualité dense de ces dernières semaines a presque fait passer inaperçu un événement pourtant rare dans l’Église catholique : la démission, le 18 mai, de tous les évêques chiliens, accusés d’abus sexuels, mais aussi de pouvoir et d’autorité dans un rapport accablant commandé par le pape.

Jusque-là en retrait de ce qu’on aurait pu attendre de lui dans la lutte contre la pédophilie, ce dernier a commencé à agir, mais sa réponse à la démission collective reste très limitée : trois démissions ont été acceptées. Un épisode lointain, appelé « réforme grégorienne », pourrait aider à éclairer cette décision et à replacer dans un temps plus long les problèmes de gestion de la sexualité des clercs – et pas seulement celui de la pédophilie – que l’Église doit aujourd’hui affronter.

Simonie et nicolaïsme

LA SEXUALITÉ DES PRÊTRES
IMAGE TIRÉE DU LIVRE DECAMERON 
Cette réforme, qui tient son nom du pape Grégoire VII (1073-1085), a commencé en fait dès l’époque de Léon IX (1049-1054) qui, lors d’un concile tenu au Latran en 1049, décida d’interdire ce qu’il considérait comme les deux maux principaux de l’Église. Le premier, la simonie, était le fait de vendre ou d’acheter des charges ou sacrements ecclésiastiques, et le second, le nicolaïsme, était le mariage ou le concubinage des clercs.

Dans l’Église chrétienne, il est en effet interdit de se marier à partir des ordres majeurs, donc dès qu’on est ordonné sous-diacre, mais, jusqu’à cette réforme, l’application de la règle était très inégale. À Byzance, il suffisait même aux prêtres de se marier avant d’être ordonnés sous-diacres pour pouvoir garder leurs épouses. Les deux interdictions de 1049 convergeaient vers un seul objectif, le célibat n’étant qu’un des outils pour y parvenir : il s’agissait de procurer à l’Église une autonomie par rapport aux laïcs dont elle n’avait jamais bénéficié. Pour cela, il fallait imposer l’idée que les laïcs et les clercs étaient séparés dans leur mode de vie et que le fonctionnement de l’Église devait relever uniquement des seconds.

Dans un premier temps, Léon IX se concentra sur la simonie. Ses conseillers lui firent entrevoir un problème de taille : tous les évêques étant concernés plus ou moins directement, les chasser de l’Église aurait privé l’institution de tous ses cadres, exactement comme si le pape François avait accepté la démission de tous les évêques chiliens. Le compromis trouvé à l’époque était tout aussi décevant que celui d’aujourd’hui : le pape déposa quelques évêques simoniaques et les autres durent faire quarante jours de pénitence avant de pouvoir être réordonnés. On conjuguait ainsi condamnation officielle et realpolitik.

Programme grégorien

Grégoire VII décida par la suite de durcir tous les aspects de la réforme, ce qui ­relança la lutte ­contre le nicolaïsme, restée jusque-là très molle. Lorsque, en 1074, il envoya ses légats sur le terrain, ceux-ci rencontrèrent des réactions bien ­résumées par le chroniqueur Lambert de Hersfeld : « Il voulait forcer les hommes à vivre comme des anges, et, en s’opposant ainsi aux lois ordinaires de la nature, il ne ­favorisait que la débauche. S’il persistait dans son ­sentiment, ils aimeraient mieux abandonner le sacerdoce que le mariage, et ils verraient alors si les ­anges ­ viendraient remplir les fonctions ecclésiastiques. »

SAINT GAUTIER (WALTER, GUALTIERO),
DE PONTOISE, ABBÉ BÉNÉDICTIN
À Paris, les clercs déclarèrent que les ordres du pape étaient ­absurdes et qu’on ne pouvait s’y conformer. L’abbé ­Gautier de Pontoise, qui défendait le pape, fut roué de coups.

Les clercs médiévaux étaient conscients que les hommes adultes ont une sexualité et que sa répression pouvait donner lieu à des maux plus graves que ceux dont l’Église tentait de se protéger. Le programme grégorien permit le renforcement de l’institution et sa discipline sexuelle posa d’autant moins de problème qu’elle fut longtemps appliquée de manière très lâche.

On pourrait penser que cet épisode est à l’origine des problèmes ­actuels de l’Église, mais il montre d’abord la grande ­capacité qu’elle avait alors de se transformer radicalement pour s’adapter aux évolutions du contexte social. C’était l’une de ses principales forces, qui semble s’être dissipée au fil du temps.