lundi 19 janvier 2015

SLAVOJ ŽIŽEK: « LE 25 JANVIER 2015, NOUS SOMMES TOUS GRECS! »


C’est sans surprise que la prosopopée idéologique reprend de plus belle : les marchés se mettent de nouveau à parler comme des personnes vivantes, exprimant leur « inquiétude » quant aux conséquences d’une élection qui ne produirait pas un gouvernement avec un mandat populaire résolu à poursuivre le programme d’austérité fiscale.

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DESSIN DANIEL PUDLES

Petit à petit, un idéal se profile derrière la réaction de l’establishment européen face à la menace d’une victoire de Syriza en Grèce. On trouve la meilleure expression de cet idéal dans le titre d’un article publié par Gideon Rachman dans Financial Times (19/12/2014) : « Le maillon faible de la zone euro, ce sont ses électeurs » [ Europe’s weakest link is the voters ]. Dans le monde idéal qu’envisage l’establishment, l’Europe se débarrasserait de son «maillon faible » et donnerait aux experts le pouvoir d’imposer directement les mesures économiques nécessaires. Si des élections devaient encore avoir lieu, leur seule fonction serait de confirmer le consensus des experts.

De ce point de vue, les élections grecques auraient tout d’un cauchemar. Alors comment éviter la catastrophe ?

La façon la plus évidente serait de jouer la carte de la peur et de dire aux électeurs grecs: « Vous pensez souffrir maintenant ? Vous n’avez encore rien vu ! Si Syriza prend le pouvoir, vous regretterez la douceur de vivre de ces dernières années ! » On pourrait aussi imaginer que Syriza délaisse le projet européen (ou s'en fasse exclure), avec des conséquences imprévisibles, ou encore qu’on en arrive à un « sale compromis ». Cette dernière possibilité entraînerait une autre peur : non pas celle du comportement «irrationnel » de Syriza après sa victoire, mais, au contraire, la peur que Syriza consente à un compromis « rationnel » qui déçoive les électeurs, avec le mécontentement qui s’ensuivrait, sans que Syriza puisse le canaliser cette fois…

De quelle marge de manœuvre jouirait un éventuel gouvernement Syriza? Pour paraphraser le président Bush, on ne doit surtout pas sous-estimer le pouvoir destructeur du capital international, surtout s’il est conjugué au sabotage d’un État grec bureaucratique, corrompu et clientéliste. Dans de telles conditions, un nouveau gouvernement peut-il parvenir à imposer des changements radicaux ?

Le piège qui se tend ici se perçoit assez clairement dans Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty. Ce dernier explique qu’il faut accepter le capitalisme comme le seul système valable ; ainsi, la seule solution envisageable serait de permettre à l’appareil capitaliste de fonctionner dans sa sphère propre, tandis que la justice égalitaire serait assurée politiquement par un pouvoir démocratique qui réglementerait le système économique et se chargerait de la redistribution des richesses.

Une telle solution est utopique au sens le plus strict du terme. Piketty sait bien que le modèle qu’il propose ne pourrait marcher que s’il était appliqué au niveau international, au-delà des limites des États-nations (sinon le capital n’aurait qu’à se réfugier dans les États où les impôts sont moins élevés). Une telle mesure internationale présuppose l’existence d’un pouvoir supranational doté de la puissance et de l’autorité d’en faire respecter les termes. Or, un tel pouvoir est inimaginable dans les limites du capitalisme mondial contemporain et des mécanismes politiques que celui-ci implique. En un mot, si un tel pouvoir existait, le problème des injustices du capitalisme aurait déjà été résolu.

La seule issue de ce cercle vicieux est de trancher le nœud gordien et d’agir. Il n’existe jamais de conditions parfaites pour l’action : chaque acte survient par définition trop tôt ; il faut bien commencer quelque part, avec une intervention particulière. Il faut juste tenir compte des complications ultérieures auxquelles tel ou tel acte va conduire. Ainsi, c’est parfaitement utopique d’imaginer qu’on puisse maintenir le capitalisme mondial tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec le même fonctionnement, et qu’on puisse simplement y ajouter le taux d’imposition plus élevé que propose Piketty.

Quid de la dette pharaonique ?

La politique européenne vis-à-vis des pays très endettés comme la Grèce peut se résumer ainsi : « prolonger et faire semblant » (prolonger les échéances de remboursement et faire semblant que toutes les dettes finiront par être remboursées). Pourquoi l’illusion du remboursement est-elle si tenace ? Ce n’est pas seulement parce qu’elle rend le prolongement des échéances plus acceptable pour les électeurs allemands.Ce n’est pas non plus seulement parce que l’annulation de la dette grecque conduirait vraisemblablement d’autres pays, comme le Portugal, l’Irlande ou l’Espagne, à faire la même demande. 

Non. C’est avant tout parce que ceux au pouvoir ne tiennent pas à ceque la dette soit intégralement remboursée. Les créditeurs et les gérants de la dette accusent les pays endettés de ne pas se sentir suffisamment coupables ; on les accuse même de se sentir innocents. Cette pression correspond parfaitement au Surmoi de la psychanalyse. Comme Freud l’avait très bien vu, le paradoxe du Surmoi est que, plus on obéit à ses exigences, plus on culpabilise. Imaginez un enseignant vicieux qui donne des tâches impossibles à ses élèves et qui se moque sadiquement d’eux lorsqu’ils sont saisi d’angoisse et de panique. Le vrai but du prêt d’argent n’est pas son remboursement avec un profit ; c’estle prolongement indéfini de la dette afin de maintenir le débiteur dans un état perpétuel de dépendance et de subordination.

Il y a une dizaine d’années, l’Argentine a décidé de rembourser sa dette au FMI avant l’échéance (avec l’aide financière du Venezuela). Le FMI eut une réaction pour le moins surprenante : au lieu d’être satisfait de voir son argent lui revenir, le FMI (ou, plutôt, ses hauts responsables) s’est inquiété que l’Argentine profite de sa nouvelle liberté et de son indépendance financière vis-à-vis des institutions financières internationales pour abandonner l’austérité fiscale et pour faire des dépenses irresponsables…

La dette sert à contrôler et à réguler le débiteur ; comme telle, elle s’efforce de se reproduire sur une échelle progressive. Ainsi, la seule véritable solution est claire : puisque chacun sait que la Grèce ne remboursera jamais sa dette, il faudra trouver le courage de l’annuler. Les conséquences économiques en seraient tout à fait gérables ; il faut juste de la volonté politique.

C’est là notre seul espoir de briser le cercle vicieux entre la technocratie néolibérale de Bruxelles et les gesticulations anti-immigré. Si nous n’agissons pas, d’autres, comme l’Aube dorée ou l’UKIP, le feront à notre place.

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COUVERTURE DU LIVRE
«NOTES TOWARDS A DEFINITION OF CULTURE»
Dans ses Notes Towards a Definition of Culture [Notes pour une définition de la culture, NDT], le grand conservateur T.S. Eliot fait remarquer qu’il y a des moments où le seul choix possible est celui entre l’hérésie et l’incroyance ; autrement dit, parfois la seule manière de faire vivre une religion est de rompre avec l’orthodoxie moribonde. Tel est notre positionnement actuel vis-à-vis de l’Europe : seule une nouvelle « hérésie » (représentée actuellement par Syriza) peut sauver ce qui mérite d’être sauvé de l’héritage européen : la démocratie, la confiance en le peuple, la solidarité égalitaire…

Si Syriza perd l’élection, l’Europe qui triomphera sera l'« Europe des valeurs asiatiques ». Cela n’a évidemment rien à voir avec l’Asie : il s’agit de la tendance claire et nette du capitalisme contemporain à suspendre la démocratie. L’héritage le plus précieux de l’Europe sera alors pris en otage.