lundi 25 mars 2019

LA DICOMCAR : LE CAS DES TROIS ÉGORGÉS

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 LA DICOMCAR : LE CAS DES TROIS ÉGORGÉS
La DICOMCAR : Direction des services de renseignement des Carabiniers, appareil répressif qui a servi d’organe de persécution, d’enlèvement, d’assassinat et de disparition d’opposants politiques. La DICOMCAR fut dissoute après l'«AFFAIRE DES ÉGORGÉS ».
Les enlèvementsJeudi 28 mars 1985, 13h30. Le dessinateur industriel Santiago Nattino, 63 ans, marche tranquillement dans la rue Badajoz. Soudain un homme surgit d’une encoignure de porte et le met en joue avec un revolver : « Police ! » Surpris, Nattino se retourne mais l’homme le pousse sans ménagement dans une voiture. Le véhicule disparaît à toute vitesse devant plusieurs témoins médusés.

 LE CAS DES TROIS ÉGORGÉS

Même jour, 18h. Le siège de l’AGECH (Association des enseignants chiliens) du 75 rue de Londres, en plein Santiago, est presque désert. Trois professeurs et la secrétaire s’apprêtent à quitter les lieux lorsque deux véhicules s’arrêtent brusquement devant la porte.  Trois hommes armés font irruption dans la pièce, saccagent tout puis entassent les enseignants et la secrétaire dans les voitures qui disparaissent sous le regard atterré de plusieurs passants.

Vendredi 29 mars. Dans la rue Los Leones de la commune de Providencia à Santiago, comme tous les matins, les parents conduisent leurs enfants au Collège latino-américain. Le professeur José Manuel Parada, 35 ans, qui accompagne sa fille Javiera, s’étonne vaguement de l’absence du policier qui règle habituellement la circulation. Mais ce matin justement, il y a peu de voitures. Peut-être des travaux en cours quelque part...

À la porte du collège, Parada salue Manuel Guerrero, inspecteur de l’établissement. Les deux hommes se connaissent depuis longtemps : ils appartiennent au même parti politique, clandestin depuis que les partis ont été interdits par la Junte. Ils sont également membres de l’AGECH. Les deux hommes partagent leur inquiétude pour leurs collègues enlevés la veille. Qui les a séquestrés ? Sont-ils toujours vivants ? Ils sont persuadés qu’il s’agit d’un « travail » de la CNI.

Alors que les deux hommes conversent , un bruit sourd et lointain attire leur attention : un hélicoptère. Sûrement une de ces « opérations » dont les polices du régime semblent si friandes.

Tout à coup, trois voitures dévalent la rue à fond de train et s’arrêtent pile devant les deux hommes. Quatre individus en jaillissent, se précipitent sur Parada et Guerrero et veulent les forcer à entrer dans les voitures. Parada, surpris, est rapidement entraîné et jeté sur la banquette arrière, mais Guerrero résiste. Juste à ce moment, le professeur Leopoldo Muñoz arrive sur les lieux. Quand il se précipite à l’aide de ses collègues, il est froidement abattu d’une balle en pleine poitrine. Muñoz s’effondre au milieu des cris d’horreur et de panique des enfants et de leurs parents. Les trois véhicules démarrent en trombe avec les deux prisonniers laissant derrière eux la confusion la plus totale et un professeur agonisant.

Le 30 mars, trois agriculteurs découvrent trois corps près de l’aéroport. Tous ont la gorge béante, ouverte d’un coup de couteau. Il s’agit de Nattino, Parada et Guerrero.

Les familles contactent le service juridique du Vicariat de la solidarité qui introduit un recours auprès des tribunaux pour que la justice nomme « un ministre en visite », sorte de juge d’instruction ayant toute liberté d’action pour une enquête particulière. Tous les avocats du Vicariat signent le document. Par ce geste, c’est toute l’Église qui fait pression. Bien que communiste, José Manuel Parada travaillait au service de recherche du Vicariat. Face à la répression impitoyable, certaines barrières traditionnelles étaient tombées et des gens de tendances très différentes n’hésitaient pas à coopérer dans la lutte contre la dictature.

Le lendemain, les enseignants enlevés le 29 mars sont relâchés. Ils ont été brutalement interrogés et la secrétaire violée. La Cour suprême désigne le juge José Cánovas Robles pour instruire l’enquête.

À la recherche des assassins

Le juge fait dessiner une série de portraits-robots de tous les ravisseurs de ces derniers jours. Il se rend compte qu’il s’agit chaque fois des mêmes personnages. Les médecins légistes font remonter la mort des victimes à entre 24 et 36 h.

Un général des Carabiniers déclare : « Il s’agit là de dirigeants communistes de haut niveau. Il est probable que le communisme international ne leur a pas pardonné l’échec des protestations populaires. » Pour le ministre de la Défense, l’amiral Carvajal, « il n’y a pas le moindre doute : c’est le communisme dirigé depuis Moscou qui a frappé. » Dans une entrevue au Washington Times, le général Pinochet déclare : « Je suis un ennemi du crime. Mais ce cas a les caractéristiques de la Mafia. Les Chiliens ne tuent pas en coupant des gorges ».

Le juge Cánovas reçoit alors un témoignage important. Un mois auparavant, l’architecte et militant communiste Ramón Arriagada, ami de Parada et Guerrero, avait été enlevé et torturé pendant cinq jours. Il raconte son cauchemar et décrit le lieu de sa détention, du moins ses impressions puisqu’il était resté les yeux bandés. Ses ravisseurs lui avaient posé beaucoup de questions sur Parada et Guerrero. Confronté aux portraits-robots, il reconnaît un de ses ravisseurs. La description du lieu où les professeurs de l’AGECH ont été emmenés ressemble beaucoup à celle faite par l’architecte. Le juge demande alors à la PJ, aux Carabiniers et à la CNI d’enquêter. Aucune des polices ne connaît un tel groupe.

Dans la prison publique de Santiago, Juan Contreras et Guillermo Ossandon, militants du groupe d’opposition à la dictature Mapu Lautaro, ont lu attentivement les journaux sur le cas des égorgés. Ils écrivent au juge qu’ils sont en mesure d’identifier les lieux décrits. Ils affirment que la description des locaux correspond à l’endroit où euxmêmes avaient été torturés 35. Or ils avaient été arrêtés par la Division information et communications des carabiniers, la DICOMCAR. Le juge ne connaît pas cette DICOMCAR : Qui est-elle ? Où est-elle basée ? Que fait-elle ? Peuvent-ils apporter des précisions sur les fameux locaux ?

Les capitaines Diaz Anderson et Zamora, qui avaient arrêté Ossandon et Contreras, se rendent chez le juge et déclarent que la DICOMCAR n’est qu’un service administratif « qui enquête sur les gens qui veulent devenir carabinier », que son directeur était le colonel Fontaine, qu’ils avaient procédé à l’arrestation des deux hommes parce qu’ils « paraissaient suspects dans la rue », que la DICOMCAR a son siège au 229 rue Dieciocho (rue Dix-huit pour commémorer le 18 septembre, fête nationale au Chili) et qu’elle ne participait « que très rarement à des opérations ». Le juge pense avoir affaire à de simples fonctionnaires.

Un fait attire son attention : l’hélicoptère que de nombreux témoins ont mentionné. Il est vite établi qu’il s’agissait du C-17 des Carabiniers envoyé sur place suite à un enlèvement signalé rue Los Leones. Le juge s’apprête à refermer ce dossier lorsqu’un chiffre attire son attention. Selon la feuille de vol signée par le pilote, le capitaine Ormeño, l’appareil avait décollé à 9 h et était rentré à 10 h 05. Or les témoins affirment tous qu’ils ont entendu l’appareil juste avant ou pendant le rapt qui a eu lieu à 8 h 50. Comment l’appareil pouvait-il être sur les lieux 10 minutes avant d’avoir décollé ?

Le responsable des hélicos de la police, le capitaine Riederer, déclare que l’appareil a décollé le 29 mars à 8 h 35 pour rentrer à 10 h 05. Par contre le livre des mouvements indique « heure de sortie 8 h 25. Retour 10 h 05 ». Le juge convoque tout l’équipage. Le lieutenant Ramirez, copilote, dit ne pas savoir pourquoi le livre affiche 8 h 25 alors que lui se rappelle qu’il était 8 h 35. Le copilote affirme qu’il était 8 h 25 et le pilote 9 h. Le copilote est sensé signer le livre mais c’est le pilote qui l’a fait. Le juge est pris de doute. Pourquoi ces ambiguités ? Ont-ils vu quelque chose ? 

La CNI accuse la DICOMCAR

Début juin, la CNI remet un rapport accompagné de photos au juge. Il est dévastateur pour la DICOMCAR que la CNI accuse de séquestration clandestine de prisonniers. Les barbouzes se font toujours des coups bas entre eux. Il y a même des noms : le major Betancourt, les capitaines Gamboa et Correa, et trois civils, Adolfo Palma dit le Fifo, Miguel Estay dit le Fanta et Jorge Cobo, le Kiko, des noms connus depuis le temps du Commandement Conjoint.

Fin juin 1985, le juge interroge plusieurs policiers. Pendant que ceux-ci nient toute participation, le juge examine les portraits-robots. Les ressemblances sont indéniables. Le juge est maintenant persuadé que les ravisseurs proviennent de la DICOMCAR. Sont-ils aussi les assassins ? Et comment prouver cela ? A les en croire tous, la DICOMCAR n’a jamais mis les pieds dans la rue.

Finalement, le colonel Fontaine accepte de comparaître. Il déclare que les locaux du 229 sont en démolition depuis le séisme du 3 mars dernier. Le juge Cánovas lui montre alors les photos prises par la CNI montrant le 229 plutôt plein de voitures six semaines APRES le séisme. Fontaine refuse d’expliquer ces contradictions et termine en disant que la DICOMCAR n’arrêtait personne. Mais les victimes reconnaissent formellement quatre carabiniers. Le magistrat décide de frapper un grand coup.

Fin juillet, il accuse la DICOMCAR d’être « l’auteur matériel des enlèvements », interdit à 12 officiers et sous-officiers de sortir du pays, en inculpe deux de plus pour « falsification de documents officiels » dans le dossier hélicos, et se déclare « incompétent » selon la procédure imposée par le régime lorsqu’il s’agit de policiers ou de militaires. 

L’opinion publique est euphorique. C’est la première fois depuis le coup d’État que des policiers sont accusés du meurtre d’opposants. Cánovas devient un héros national. Des milliers de gens défilent dans la rue pour le soutenir, l’opposition politique s’unit. La police reste dans ses quartiers. L’armée ne bouge pas. Sentant que l’affaire échappe à son contrôle, la Junte se doit de réagir. Le général Mendoza, commandant en chef du corps des Carabiniers, et le colonel Donoso, son adjoint, servent de fusibles et sont sacrifiés. Ils démissionnent au milieu de la liesse populaire. 

L’ineffable amiral Merino déclare : « Les Carabiniers ont été infiltrés par les communistes qui ont perpétré ces actes pour en faire retomber la responsabilité sur cette institution ».  De son côté, la revue d’opposition Cauce, s’adressant au dictateur, titre : « Et maintenant quand s’en ira-t-il ? Mendoza est déjà parti ! » 37.

Le 5 août, coup de théâtre. Le juge militaire Samuel Rojas communique que « les prévenus s’étant constitués en organisation illicite, n’ont pas agi dans le cadre de leurs fonctions de service » et il renvoie le dossier au juge Cánovas ! Celui-ci fait arrêter tout l’étatmajor de la DICOMCAR. Le juge sent qu’il doit aller vite car le régime va bien réagir un jour. Aucun service ne répond déjà plus à ses requÍtes alors qu’ils y sont obligés. De même, le civil Miguel Estay Reina dit le Fanta, reste introuvable. Maintenant que les choses deviennent sérieuses, les gorilles se serrent les coudes. 

Le juge pense que ravisseurs et assassins ne sont pas les mêmes personnes. Mais l’enquête piétine. Arrive ce qui devait arriver : la Cour d’Appel ordonne la libération du capitaine Diaz Anderson et du sergent Victor Zuñiga pour « manque de preuves ». Puis, elle libère le capitaine Betancourt. Puis les pilotes de l’hélico. Lorsque le juge apprend que le Fanta, s’était caché chez Betancourt, il ordonne l’arrestation des deux hommes. Le lendemain, la Cour suprême annule à l’unanimité les charges portées contre les colonels Fontaine et Michea ainsi que contre le sergent Zuñiga. Un à un, les carabiniers sont libérés.

Le juge ne s’avoue pas vaincu : il divise le dossier en deux enquêtes séparées ; d’une part, les enlèvements perpétrés, il en a toutes les preuves, par la DICOMCAR ; d’autre part, les assassinats. Il accuse à nouveau les Carabiniers et se déclare à nouveau « incompétent ». La Cour suprême désigne le juge Juan Muñoz Pardo qui décrète immédiatement un non-lieu provisoire pour « manque de preuves. »

Le 28 mars 1989, soit quatre ans jour pour jour après la mort des trois égorgés, malade du cancer, le juge démissionne. Le même jour, Javiera, la fille de Manuel Parada, s’enchaîne aux grilles du ministère de la Justice avec des amis. Il sont brutalement délogés par les carabiniers. La Cour suprême désigne alors le juge Milton Juica pour reprendre le dossier. Il décrète immédiatement l’interdiction d’informer, mesure qui autorise un juge à empêcher la presse d’informer l’opinion publique sur un procès particulier. Le nouveau juge a l’air anxieux de ne pas faire de vagues. C’est un jeune qui semble savoir ce qu’il doit faire et ne pas faire pour jouir d’une longue carrière. Les policiers sont soulagés. Ils croient l’affaire enterrée (voir suite au chapitre 7).


Notes :


35 Quotidien «La Segunda » du 16 mai 1991.

36 Le 11 mars 1986 l’amiral Merino sort une de ces déclarations dont il a le secret : « Dans le monde, il y a deux types d’êtres humains : les natifs et les moscovites. Les natifs, c’est nous, c’est vous, disposés à travailler et à produire. Les moscovites par contre, reçoivent de l’argent de l’étranger pour tuer, détruire et créer le chaos dans notre pays. »

37 Revue Cauce du 12 août 1985.


dans " L’affairePinochet" pages 56 à 61 de jac forton
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