jeudi 28 mars 2019

DEUX JUGES À L’ASSAUT DE LA DICTATURE


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DEUX JUGES À L’ASSAUT DE LA DICTATURE
À l’aube d’un samedi banal, non loin de l’aéroport international de Santiago-du-Chili, où les touristes lisent à leur descente d’avion que « le Chili progresse dans l’ordre et dans la paix », trois militants communistes (Manuel Guerrero, José-Manuel Parada et Santiago Nattino) étaient retrouvés égorgés (1).
par Brigitte Calame et Montserrat Sans 
Le Monde diplomatique, Août 1986, pages 5 et 6 
6Lecture 7 min.
LES JUGES JOSÉ CANOVAS ET CARLOS CERDA
Cinq mois plus tard, en août 1985, sur les marches du palais de justice de la capitale, M. José Canovas, un juge intègre, tel ce héros d’un roman de Leonardo Sciascia, faisait trembler la dictature du général Pinochet en inculpant quatorze membres de la gendarmerie chilienne, les carabineros, de complicité dans le triple assassinat.

Le juge, avec une opiniâtreté insolite, avait lentement réussi à établir la responsabilité de la direction des services de renseignement des carabiniers (DICOMCAR). Dans son rapport de plus de deux mille pages, il révélait comment six enseignants, séquestrés par les carabiniers quelques jours avant le triple égorgement, avaient, sous la torture, fourni des renseignements sur l’activité politique des victimes. Ces enseignants ont pu décrire, par la suite, le lieu de leur incarcération clandestine ; ils se souvenaient avoir régulièrement entendu le son discordant d’une cloche d’église et le bruit d’une scie électrique.

Les tortionnaires n’imaginaient sans doute pas que, sous un tel régime, il allait se trouver un juge incorruptible obstiné à établir la vérité et à servir la justice. Aussi, conséquence de douze ans d’impunité, ils avaient partout laissé des traces et commis de nombreuses « négligences » : ils enlevèrent, par exemple, José-Manuel Parada, documentaliste au Vicariat de la solidarité (2), et Manuel Guerrero, professeur, sous les yeux des élèves d’un lycée de Santiago, à l’heure de la rentrée des classes. Le premier accompagnait sa fille à l’établissement dans lequel le second enseignait. En outre, à visage découvert, le commando de ravisseurs abattait devant des dizaines de témoins un collègue venu porter secours aux deux amis. Pendant toute l’opération, un hélicoptère portant ostensiblement le sigle des carabineros de Chile survolait le secteur. Quant au peintre Santiago Nattino, il fut à son tour enlevé quelques heures plus tard, en plein centre de la capitale devant de nombreux passants.

L’effronterie des ravisseurs et leur mépris des lois allaient pour une fois leur coûter cher ; le juge Canovas recueillait de multiples témoignages et pouvait faire établir leur portrait-robot en moins de vingt-quatre heures. Mais toute la sagacité et l’obstination du juge n’auraient point suffi s’il n’avait su profiter des rivalités entre divers services de renseignement.

En effet, on sait aujourd’hui que les informations déterminantes lui sont parvenues par le canal de la centrale nationale d’information (CNI), la police politique du général Pinochet, ancienne DINA (direction nationale de l’information) ; c’est elle qui a fourni au juge l’identité et le curriculum des principaux agents de la DICOMCAR.

Au cours de la décennie 1975-1985, l’activité cumulée des différents services, de renseignement accentuait la répression, augmentait la terreur et servait le régime. Cela n’empêchait pas, déjà, une rivalité parfois mortelle entre agents secrets. Un déserteur de l’armée de l’air, Andres Valenzuela, ancien tortionnaire (3), a raconté comment certains agents soupçonnés de vouloir changer de service en raison de primes plus élevées, étaient tout simplement liquidés : « Comment veux-tu mourir ? Si tu veux, tu te barres et je te poursuis. Le chef était un peu soûl, j’entendis soudain une rafale de mitraillette ; quand je suis arrivé, je me suis rendu compte que le chef l’achevait. La DINA empiétait sur nos activités ; elle offrait davantage d’argent ainsi qu’une voiture et une maison. »

En fournissant des renseignements précis au juge Canovas, la CNT en prévoyait-elle les conséquences ? Car les accusations de M. Canovas provoquèrent un véritable séisme au sein de l’armée : le général César Mendoza, commandant des carabiniers et membre de la junte militaire, fut contraint de démissionner, tandis que cinq généraux et dix-sept colonels étaient mis à la retraite, et le directeur (le colonel Luis Fontaine) et le sous-directeur de la DICOMCAR arrêtés ; enfin, la DICOMCAR elle-même fut dissoute.

Tous ces officiers étaient impliqués directement dans la « guerre sale » qui, depuis 1975, avait fait plus de deux mille cinq cents victimes parmi les dirigeants de l’opposition clandestine.

En les éloignant des responsabilités, le régime en profitait pour se décharger sur eux des accusations portées contre lui pour atteintes aux droits de l’homme.

Un autre juge, M. Carlos Cerda, encouragé par l’exemple de M. José Canovas, a également inculpé ces officiers de la DICOMCAR de participation à l’enlèvement de dix personnes. Il s’est également appuyé sur la confession d’Andres Valenzuela : "Ils emmenèrent une dizaine de détenus à bord d’un hélicoptère de type UH-1 H ou Puma, je ne me souviens plus. (...) L’agent de l’armée de l’air, « Fifo » et des membres d’autres institutions militaires participaient à cette opération. (...) «  Fifo » me raconta plus tard qu’ils les avaient jetés à la mer, près du port de San-Antonio. (...) Les détenus étaient drogués.. Le chauve au bras cassé se réveilla alors qu’ils allaient le balancer ; un membre de l’armée de terre l’assomma de sang-froid à l’aide d’une barre de fer et le lança par-dessus bord. Il fallait les éventrer pour qu’ils ne flottent pas.(...)"

Ce « Fifo » serait également, selon les renseignements recueillis par M. Carlos Cerda, l’un des responsables du triple égorgement de mars 1985. Son vrai nom est Palma Rodriguez. Ancien militant d’extrême droite, « Fifo » a collaboré avec la DICOMCAR jusqu’en août 1985 ; puis il a été recruté par le service de renseignement des forces aériennes.

En appelant « Fifo » à comparaître devant lui, le juge Carlos Cerda rouvrait le dossier de l’"affaire des dix détenus disparus", pratiquement enseveli sous la paperasserie judiciaire. Depuis, M. Cerda a discrètement recueilli des centaines de témoignages, localisé une dizaine de lieux de torture et osé convoquer à son bureau nombre d’indicateurs et d’officiers (4).

ROBERTO FUENTES MORRISON 
Il est ainsi parvenu à identifier le surnommé « commandant Wally », un des chefs du Commando uni — réseau de tortionnaires dont faisait partie le repenti Andres Valenzuela. Il s’agirait du commandant Roberto Fuentes Morrison, que le juge Cerda a fait revenir de la République sud-africaine, où il se trouvait « en mission spéciale » .

De puissantes protections

Le Commando uni fut créé en 1975 ; composé de militaires et de civils, il avait pour mission d’éliminer les directions clandestines des partis de gauche. D’abord installé dans la base aérienne de Colina, il s’est transféré ensuite à l’École de guerre des forces aériennes, commandée à l’époque par le général Fernando Matthei, actuel membre de la junte militaire (5).

Ce commando procédait à des arrestations sans mandat, torturait les séquestrés dans ses locaux et pratiquait la technique des « disparitions ». Plusieurs de ses membres appartenaient à des organisations d’extrême droite, notamment au groupe pro-nazi Patria y Libertad (voir l’encadré ci-contre).

Mais les agissements de ce commando firent très tôt grimacer certains généraux soucieux du prestige de l’institution militaire. Fin 1975, l’armée de terre retirait ses éléments ; la DINA et la marine prenaient quelques mois plus tard la même décision. Les rivalités entre différents services secrets gagnaient alors en intensité.

Craignant pour leur survie, les tortionnaires du Commando uni se replièrent sur les carabiniers ; ils s’installèrent au siège de la DICOMCAR, près de l’église au carillon discordant non loin d’une scierie. Le général. Mendoza, chef des carabiniers, ravi de cette collaboration, favorisa la promotion du responsable du commando, le commandant Fuentes Morrison.

D’autres hauts dignitaires du régime paraissent impliqués dans l’"affaire des dix" ; aussi le juge Cerda a-t-il fait l’objet de plusieurs menaces.

L’enquête du juge Cerda est pleine d’embûches, et la plupart des personnes qu’il a inculpées ont bénéficié de puissantes protections ; il a dû, par exemple, laisser repartir vers l’Afrique du Sud M. Fuentes Morrison, après trois mois d’incarcération.

Malgré le courage des juges José Canovas et Carlos Cerda, et malgré l’importance des charges retenues contre certains officiers, le régime chilien, confronté actuellement à un puissant mouvement social d’opposition (6), maintient la répression. Qui plus est, le pouvoir judiciaire, dans l’ensemble, joue les Ponce Pilate et rejette systématiquement les demandes d’ habeas corpus présentées en faveur des victimes de la répression. Le Vicariat a présenté à lui seul en douze ans, plus de huit mille recours de protection ; 90 % d’entre eux ont été rejetés par les tribunaux (7).

Dans ce même esprit, les tribunaux ont donné tort au juge d’instruction Canovas en ordonnant, en janvier dernier, la libération de tous les carabiniers inculpés de complicité dans l’affaire du triple meurtre des militants communistes. Et, pour se prémunir, à l’avenir, contre l’audace d’autres juges d’instruction courageux, la « junte législative » (8) a modifié le code de justice militaire : il permet désormais aux officiers d’effectuer leur temps de réclusion dans des casernes de leur propre arme. D’autre part, pour interroger un général, un magistrat ne pourra plus le convoquer dans son bureau, le juge devra se déplacer au domicile de l’officier, et à la date que celui-ci aura fixée...

Brigitte Calame et Montserrat Sans
Notes :
(1) Cf. le Monde diplomatique, juin 1985.
(2) Le Vicariat de la solidarité est un organisme dépendant de l’archevêché de Santiago, chargé, depuis 1975. de la défense des droits de l’homme.
(3) Cf. l’encadré page 6.
(4) Parmi eux, le général Leigh, ancien commandant en chef de l’armée de l’air et ancien membre de la junte militaire.
(5) La junte est actuellement composée du général Pinochet, chef de l’Etat ; du commandant en chef de l’armée de terre, le général Julio Canessa ; du commandant en chef de la marine, l’amiral José Toribio Merino ; du commandant en chef des forces aériennes, le général Fernando Matthei, et du général en chef des carabiniers, Rodolfo Stange.
(6) Cf. Guy Bajoit : « Mouvements sociaux et politiques au Chili, 1983-1985 », Problèmes d’Amérique latine, n° 79, premier trimestre 1986, la Documentation française, Paris.
(7) Sur les deux mille cinq cents cas de « disparitions », un seul recours de protection a été accueilli par les tribunaux. Présenté par le Vicariat de la solidarité en novembre 1976 en faveur de Humberto Contreras Maluje, membre du comité central du Parti communiste, il n’empêcha pas son assassinat, comme l’a reconnu l’ancien tortionnaire Andres Valenzuela.
(8) La « junte législative » est composée des quatre commandants en chef des forces armées et présidée par le général Pinochet.