mardi 21 août 2018

FERNANDO KARADIMA, LE « SAINT » PRÉDATEUR DE L’ÉGLISE DU CHILI


[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]

 ILLUSTRATION  SYLVIE SERPRIX 
Les abus sexuels dans l’Église chilienne (1/2). Dans une enquête en deux volets, « Le Monde » revient sur l’affaire qui a déstabilisé le pape François ces derniers mois. 
À Santiago du Chili, un campanile de couleur rouge domine le quartier résidentiel d’El Bosque. Au milieu des immeubles et de la verdure, l’église du Sacré-Cœur de Jésus, dont il signale l’emplacement, transporte le visiteur dans un tableau de Giorgio De Chirico : mêmes arches élancées et nues du porche et du cloître attenant, mêmes façades lisses et dépourvues d’ornements, même sentiment de temps suspendu.
CAMPANILE DE L’ÉGLISE DU SACRÉ-CŒUR DE JÉSUS
Edifié dans les années 1940 sur un terrain donné par une fidèle fortunée, cet ensemble de bâtiments répondait alors à l’ambition d’un curé désireux de former des prêtres tournés vers une spiritualité contemplative. Au Chili, la paroisse est aujourd’hui célèbre pour avoir été, jusqu’en 2010, le royaume sans partage de Fernando Karadima, un prêtre perçu comme un « saint » par ses paroissiens mais coupable d’avoir fait subir à de nombreux jeunes gens des années d’assujettissement et, pour certains, d’abus sexuels.

Cette histoire, qui court sur plusieurs décennies, a fini par désintégrer l’épiscopat chilien : le 18 mai, les trente-quatre évêques ont présenté leur renonciation au pape, qui n’a depuis accepté que celles de cinq d’entre eux. Elle place aujourd’hui le pape François face à la plus terrible épreuve de son pontificat – à laquelle s’est ajoutée la révélation, le 14 août, d’au moins un millier de cas d’abus sexuels par au moins 300 prêtres en Pennsylvanie.

Pour en remonter le fil, il faut faire un détour par un autre beau quartier de Santiago, La Dehesa. Il y a là une clinique, et dans cette clinique, un chirurgien réputé, James Hamilton. Cet homme chaleureux et cordial, âgé d’une cinquantaine d’années, est l’un des principaux protagonistes de cette affaire. Voilà treize ans qu’il a commencé à sortir du silence et à témoigner de ce qu’il a vécu dans le huis clos d’El Bosque. De sa voix, comme de son intense regard bleu, sourd encore la révolte.

Une réputation de meneur de jeunes

En 1983, alors que le Chili est sous la coupe du général Augusto Pinochet, James Hamilton n’a que 17 ans quand il vient pour la première fois à la paroisse d’El Bosque. Ce fils de bonne famille traverse avec grande difficulté les années d’adolescence, tourmenté qu’il est par une histoire familiale traumatisante. Six ans plus tôt, son père, récemment séparé de sa mère, a tué l’amant de celle-ci sous ses yeux.

Ayant rompu toute relation avec son père après ce meurtre largement évoqué dans la presse, James traîne un besoin désespéré de se sentir « digne d’être aimé ». Tout à sa quête de reconnaissance et d’un substitut de famille, il cherche qui pourra l’aider à trouver des réponses aux questions qui le hantent et une perspective à sa vie.

« À l’époque, pour un jeune désireux d’améliorer le monde, se remémore-t-il aujourd’hui dans la pièce où il reçoit ses patients, il était difficile de trouver sa voie. Ou tu devenais un opposant au gouvernement, ce qui t’obligeait à une semi-clandestinité, ou tu essayais de changer la société à travers l’Église. » Dans son milieu – la bonne bourgeoisie conservatrice et volontiers pinochétiste –, seule la seconde option est envisageable.

Au sein de sa famille, des cousins plus âgés vantent les vertus du père Fernando Karadima, vicaire (numéro deux de la paroisse) depuis 1958 et bientôt curé d’El Bosque. Parmi les classes aisées et proches du pouvoir, sa réputation de meneur de jeunes et d’éveilleur de vocations sacerdotales n’est plus à faire.
« L'OCTOGÉNAIRE PÈRE FERNANDO KARADIMA, UN ANCIEN FORMATEUR CHARISMATIQUE DE PRÊTRES, A ÉTÉ RECONNU COUPABLE EN 2011 PAR UN TRIBUNAL DU VATICAN D'AVOIR COMMIS DES ACTES PÉDOPHILES DANS LES ANNÉES 80 ET 90. IL A ÉTÉ CONTRAINT À SE RETIRER POUR UNE VIE DE PÉNITENCE. » (*)
Une figure magnétique

LES ÉVÊQUES ET LEUR LEADER FERNANDO KARADIMA 
PHOTO TWITTER 
À contre-courant d’une Église qui, après le coup d’État de Pinochet (11 septembre 1973), a majoritairement pris le parti des opprimés, il est devenu une référence pour la bourgeoisie de Providencia, le quartier de l’élite. Enfin un prêtre qui se consacre d’abord à la spiritualité, sans s’égarer sur le terrain de l’engagement social ! On le dit même en route pour la sainteté. James Hamilton se laisse convaincre. Va donc pour El Bosque, où des camarades l’attirent un beau jour.

Presque instantanément, il est happé par l’ambiance qui règne dans l’église et ses bâtiments annexes. Le père Eugenio de la Fuente, arrivé pour sa part à l’âge de 20 ans, quelques années après James Hamilton, se souvient à quel point cette paroisse pouvait enthousiasmer les nouveaux venus : « J’y ai vu un lieu en ébullition, débordant de jeunes, explique-t-il au Monde. La messe de 20 heures et les retraites étaient pleines, intenses. Une paroisse top rating ! »

À une époque où « il n’était pas facile d’attirer tant de jeunes », James Hamilton ne peut s’empêcher de voir dans cette église illuminée, chaleureuse et grouillante un signe du Ciel et une famille prête à l’accueillir. Entre les adolescents court, il le ressent, une « contagion de bonnes ondes ». Après la messe du soir, on peut rester prier dans la chapelle. Le contexte est si fervent, si rassurant, que prier lui paraît « facile ».

Au centre de cette multitude, toujours entouré d’une volée de beaux jeunes gens de bonnes familles, souvent blonds et toujours à sa dévotion, Fernando Karadima, « el Santo » (le Saint) comme on le surnomme ici, est une figure magnétique.

Concept de sainteté et obéissance absolue

Si son physique est anodin, ce quinquagénaire sait captiver son auditoire adolescent par son art oratoire. Il met dans ses prêches tant d’intensité et d’éloquence qu’il les convainc qu’à travers lui, c’est Dieu qui s’adresse à eux. Ses prédications sont simples et tournent le plus souvent autour du concept de sainteté.

Pour se sanctifier, leur répète-t-il, il faut d’abord et avant tout une obéissance absolue envers son directeur de conscience, en l’occurrence lui-même. C’est d’ailleurs, leur assure-t-il, ce que le Très-Haut avait dit à sainte Thérèse d’Avila dans l’une de ses expériences mystiques. « La sainteté, c’était son outil fondamental pour entraîner à la soumission et à l’esclavage », analyse aujourd’hui James Hamilton.

Le prestige du père Fernando Karadima doit aussi beaucoup à la filiation religieuse dont il se réclame constamment. Dans sa jeunesse, assure-t-il, il a été l’intime d’une icône du catholicisme social chilien, le jésuite Alberto Hurtado (1901-1952), héros national engagé auprès des pauvres et canonisé en 2005 par Benoît XVI. Il affirme même avoir été la dernière personne à l’avoir vu sur son lit de mort. Le jésuite aurait reconnu chez lui le don de discerner si un homme a, ou non, une vocation sacerdotale.

Après la chute de Karadima, on apprendra que cette proximité avec Alberto Hurtado relevait de la fable. Mais pour les jeunes gens d’El Bosque, dans les années 1980, c’est un indice de plus de son élection divine. Un peu de la sainteté d’Alberto Hurtado pourrait-elle les atteindre par capillarité à travers celle de « padre Fernando » ?

« Il ne serait pas surprenant que tu finisses en enfer »

Pour un nouveau venu désireux d’approfondir sa foi, accéder à son premier cercle de disciples s’apparente au Graal. Encore faut-il être choisi par lui. Aussi, lorsqu’il propose à James Hamilton, à peine arrivé, de devenir son secrétaire, celui-ci est subjugué. Il a été distingué au milieu des centaines de jeunes qui viennent aux messes et parmi la quarantaine qui, plus assidus encore, participent le mercredi aux réunions de l’Action catholique, un mouvement destiné à recruter et à former de nouveaux jeunes.

« Il cherchait ses disciples parmi ceux qui étaient à la fois de bonne famille, dotés d’un physique agréable, intelligents, sensibles à l’idée d’avoir peut-être une vocation. Et vulnérables », résume aujourd’hui le chirurgien.

Le prêtre propose à « Jimmy », comme tout le monde l’appelle ici, d’être son père de remplacement. Tout en assurant percevoir en lui une possible vocation, il lui demande de s’impliquer davantage dans le quotidien de la paroisse.

« Et si tu caches des choses, si tu dis non à la vocation, donc non au Seigneur, il ne serait pas surprenant que tu finisses en enfer », répète-t-il. Pour appuyer son propos, Karadima ressasse sa parabole évangélique préférée, celle du jeune homme riche qui demande à Jésus comment atteindre la vie éternelle et auquel le Christ répond : « Va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres. Puis suis-moi. » Trouvant sans doute l’épreuve trop difficile, le jeune homme riche passe son chemin. Karadima ajoute alors, en conclusion de sa démonstration : « Où croyez-vous qu’il se trouve ? Croyez-vous vraiment qu’il soit au Ciel ? » « Après, on était brisés. Nous étions prêts à tout pour éviter cela », raconte James Hamilton.

Baiser sur la joue qui dérape sur la bouche

Tout à la joie d’avoir été coopté dans l’entourage du saint homme – un groupe d’une dizaine de prêtres, de séminaristes et de laïcs, souvent arrivés dès l’enfance dans la paroisse –, il se plie aux règles communes : avoir le père Fernando pour unique directeur de conscience, se confesser très souvent à lui, sans rien cacher des moindres aspects de sa vie.

On attend aussi de sa part un investissement total. En plus de ses études, il doit venir quatre ou cinq fois par semaine à El Bosque, y rester de longues heures, jusqu’à tard le soir, quitte à dormir très peu. « J’étais dans un état d’épuisement permanent », se souvient-il. « Jimmy » apprend ainsi que certains des plus proches sont logés sur place, dans l’une des dépendances, et que l’un des logements est occupé par la mère du curé, qui y demeurera jusqu’à sa mort.

Depuis sa cooptation, le jeune homme observe également des choses étranges. Après une confession, l’abbé a tapoté ses parties génitales en lui demandant de « soigner sa chasteté ». L’ecclésiastique répète fréquemment ce geste, comme d’autres tapotent l’épaule, lorsqu’il croise l’un de ses disciples. Il pratique aussi le baiser sur la joue qui dérape sur la bouche.

Face à ces attitudes, James Hamilton tient le même raisonnement que beaucoup d’autres : il faut être à la hauteur morale de ce prêtre si saint qu’il ne peut penser à mal. « Et le jeune croit que c’est de sa faute : regarde ce que j’ai provoqué chez ce saint homme! », résume-t-il aujourd’hui.

Mots équivoques, à double sens

Soir après soir, il arrive aussi que le saint homme retienne dans sa chambre, jusqu’à une heure avancée de la nuit, quelques très proches. En général, c’est le moment où il s’amuse à employer des mots équivoques, à double sens, par exemple à appeler l’un ou l’autre d’un terme féminin.

Souvent, l’un d’entre eux s’assied au pied de son lit et pose sa tête sur la poitrine du prêtre, qui la lui caresse, tandis que ses camarades s’absorbent dans la contemplation de l’écran de télévision. Certains l’entendront demander un baiser « avec la langue » à un jeune adulte sortant tard de sa chambre. Parfois, au petit matin, une silhouette s’échappe par la porte située à l’arrière du domaine paroissial…

Un jour, « Jimmy » est convié à passer le week-end avec lui et quelques autres « élus » à Viña del Mar, une ville de la côte Pacifique près de Valparaiso, où un appartement est mis à sa disposition par une famille aisée. Le jeune homme est aux anges. Il voit là l’occasion d’avoir une discussion de fond sur sa vocation.

Le soir venu, il se retrouve à côté de Karadima dans un canapé, face à la télévision allumée. La main du prêtre se pose sur sa cuisse, puis sur son sexe. L’adolescent est tétanisé quand ce dernier commence à le masturber. Devant son effroi, « el Santo » assure qu’il n’y a rien de grave à cela et lui recommande d’aller confesser « une faute contre la pureté », sans plus de précision, à un autre prêtre de la paroisse, qu’il désigne lui-même.

Abus de conscience, abus sexuel

Cet abus sexuel, commis sur le terrain déjà préparé de l’abus de conscience, se reproduira – en s’aggravant – d’innombrables fois. Pendant vingt ans. Y compris après le mariage de James Hamilton, en 1992, avec une jeune femme prénommée Veronica. Leur vie de couple, puis de famille – aujourd’hui séparés, ils ont eu trois enfants –, n’a jamais pu être pour le médecin un moyen de se libérer de l’emprise de l’abbé.

Veronica avait bien sûr été agréée par Karadima. Elle aussi avait eu pour consigne de le prendre pour confesseur. Comme son époux, elle avait obligation de tout lui rapporter de leur intimité, même ce qu’elle taisait à son époux. Chacun des aspects de leur vie, de leurs fréquentations, devait recevoir son aval. Jusqu’à ce qu’un jour de janvier 2004, après des années de cette « torture », James confie enfin à Veronica pourquoi leur mariage n’avait été, depuis le départ, qu’une pantomime orchestrée par « le Saint».

Un épisode intervenu quelques semaines plus tôt a peut-être déclenché cet aveu. Veronica l’a raconté aux journalistes Juan Andrés Guzman, Gustavo Villarrubia et Monica Gonzalez, auteurs du livre Los Secretos del imperio de Karadima (« Les Secrets de l’empire Karadima », éd. Catalonia, 2011, non traduit).

Un après-midi, tandis qu’elle s’occupe dans la paroisse, leur fils de 8 ans reste introuvable pendant un bon moment. Interrogé après sa réapparition, l’enfant leur dit : « J’étais avec le prêtre, dans sa chambre. » En pleine église, au milieu de paroissiens en prière, son père se met alors à hurler de manière incontrôlée : « N’entre plus jamais là ! »

« Une véritable Gestapo »

Pendant toutes les années qu’a duré cette illusion de mariage, extérieurement, James Hamilton est demeuré dans le noyau le plus actif du Sacré-Cœur de Jésus. Un an après son arrivée, Fernando Karadima, qui l’a surnommé « l’innocence baptismale », lui a confié la présidence de l’Action catholique.

Après leur mariage, James et Veronica habitent dans des appartements voisins que le prêtre met à leur disposition. El Bosque doit être le centre de leur existence, comme lui est au centre de leur esprit. James est lié au curé par ce qu’il appelle désormais un « lien sordide et pervers » : « Il avait besoin de s’assurer un contrôle total pour que nous demeurions absolument loyaux et continuions à obéir sans discuter. » Au besoin, le confesseur s’évertue à semer la zizanie entre ses proies et leur famille pour qu’il ne leur reste vraiment plus que lui.

Les mailles du filet sont tout aussi serrées pour ceux qu’il oriente vers la prêtrise. Soucieux de maintenir son emprise pendant qu’ils se forment, Fernando Karadima a obtenu du séminaire diocésain de demeurer leur seul confesseur. Il a également réussi à placer un homme de confiance au sein de l’équipe des formateurs. Sa mission : veiller à ce que les séminaristes d’El Bosque ne se lient pas aux autres. « Une véritable Gestapo », dira de lui l’un de ces séminaristes, Juan Carlos Cruz. D’ailleurs, ce groupe de jeunes bourgeois, choisis par un prêtre considéré comme un saint dans leur milieu, ne se vivent-ils pas eux-mêmes comme un groupe d’élite à l’intérieur du séminaire et de l’Église ?

Pour demeurer au sein du groupe, il faut souscrire sans réserve à la règle de l’obéissance absolue. Faute de quoi, on devient un pestiféré, et Fernando Karadima se charge lui-même d’orchestrer l’isolement total.

Influence croissante au sein de l’Église chilienne

Juan Carlos Cruz a payé très cher le fait d’avoir enfreint cette loi. Arrivé à 16 ans dans la paroisse, au début des années 1980, fragilisé par la mort récente de son père, lui aussi a rapidement fait partie du cercle rapproché. Mais un jour de 1987, il est convoqué à El Bosque pour une « correction fraternelle ». Cette pratique en vogue dans le royaume de Karadima s’apparente en fait à un véritable procès stalinien, destiné à entretenir la peur de perdre l’affection du maître.

Assis seul face au « Santo » entouré d’une douzaine de ses camarades, Juan Carlos Cruz doit endurer une pluie d’accusations et d’avertissements. L’un d’entre eux l’anéantit : Fernando Karadima menace de dévoiler ce qui le tourmente et qu’il lui a confié en confession, à savoir son attirance pour les hommes.

Revenu effondré au séminaire, il raconte cette affreuse séance – mais sans parler des abus sexuels – au recteur, qui fera un rapport, resté sans suite. Son homosexualité, ce secret de la confession, est éventée auprès de l’encadrement. Juan Carlos Cruz tombe gravement malade et renonce à la prêtrise deux ans après. Sa route finira par croiser celle d’une autre victime, James Hamilton, vingt ans plus tard.

Le grand nombre de prêtres formés par Karadima – une cinquantaine, au total – le met à l’abri d’une curiosité excessive de la hiérarchie du diocèse, trop heureuse de cette aubaine. Plût au Ciel que toutes les paroisses de Santiago soient aussi fécondes en vocations ! Cette abondance favorise aussi son influence croissante au sein de l’Église chilienne.

« Le malpropre, c’est moi. Lui, c’est un saint »

Car après le séminaire, ces jeunes prêtres demeurent strictement sous sa coupe. Ils appartiennent à l’union sacerdotale du Sacré-Cœur de Jésus, dite la Pia Union, fondée par le premier curé de la paroisse. Tous les lundis, ils sont tenus de revenir à El Bosque et de passer la journée avec leur mentor, entre messe et récitation du rosaire. Et, bien sûr, pour se confesser.

Cette fidélité a un prix pour ceux qui l’assument. Arrivé à 20 ans dans la paroisse, entraîné par sa petite amie de l’époque, et tombé peu après « dans les griffes du prédateur », le père Eugenio de la Fuente n’a pas subi d’abus sexuel – « mais un abus de conscience, cette souffrance infinie, oui ». Il raconte aujourd’hui comment, pendant vingt ans, il a enduré la tyrannie du « Santo », ses colères, son autoritarisme.

Comme les autres, il était convaincu qu’El Bosque était pourtant un lieu « privilégié ». « En partir, c’était être incorrect vis-à-vis de Dieu, qui avait été assez bon avec nous pour nous y placer », se souvient-il. Aussi interprète-t-il les humiliations, les cris, les mauvais traitements comme un moyen de sanctification « dans le sacrifice de sa propre volonté » : « On se dit : le malpropre, c’est moi. Lui, c’est un saint. »

Son lien à Karadima apparaît dans toute son ambivalence au moment où, ordonné depuis un an, l’archevêque le renvoie à El Bosque pour y exercer les fonctions de vicaire. « D’un côté, on est heureux d'être choisi pour cette paroisse si vivante. Mais au plus profond du cœur, on ressent une intense angoisse de se dire qu’on va être enfermé, qu’on va devoir demander la permission pour tout. » « Je t’invite à déjeuner avant que la mer Rouge ne se referme sur toi », lui dit un ami prêtre quelques jours avant sa prise de fonctions, en 2001.

« Un grand mensonge pendant vingt ans »

La fidélité de cette phalange de prêtres-maison demeurera intacte jusqu’à ce que, le 26 avril 2010, James Hamilton, Juan Carlos Cruz, José Andrés Murillo et Fernando Batlle témoignent, dans un reportage de la chaîne de télévision nationale TVN, de l’emprise mentale dans laquelle Fernando Karadima les avait enfermés pendant des années pour en faire ses proies et abuser d’eux.

Ce jour-là, devant son écran, le père Eugenio de la Fuente tombe des nues. Quelques jours auparavant, un article de presse avait bien évoqué les accusations des quatre hommes, recueillies lors de la procédure en nullité de mariage engagée par James Hamilton, mais il ne les avait pas crues. Après tout, ayant été vicaire pendant huit ans, n’aurait-il pas été forcément au courant s’il y avait eu des abus sexuels dans sa paroisse ?

Mais ce soir-là, devant sa télévision, il entend ces hommes mettre des mots sur l’angoisse, l’accablement, « l’abus existentiel » qu’il éprouve lui-même depuis tant d’années sans avoir su les formuler. « C’était un moment de rage, témoigne-t-il. On se rend compte que tout cela a été une escroquerie, un grand mensonge pendant vingt ans. Mais c’est aussi un moment de bonheur de comprendre que tout ce monde n’était pas vrai, qu’on a été victime d’une pure misère humaine. Progressivement, on se réveille de tout ce qui s’est passé, on commence à relire ce qu’on a vécu, à tout examiner. Il faut alors reconstruire. »

Il les croit, donc. Et signe quelques semaines plus tard, avec neuf autres prêtres de la Pia Union, une lettre publique de prise de distance avec leur « formateur ». D’autres attendront pour le faire l’année 2011 et la condamnation par Rome de ce même Fernando Karadima à une vie de prière et de pénitence pour s’être rendu coupable « d’abus de mineurs », de « délit contre le sixième commandement [“tu ne commettras pas l’adultère”] commis avec violence » et « d’abus dans l’exercice du ministère » sacerdotal.

« Faire émerger la souffrance liée à ce personnage »

La Congrégation pour la doctrine de la foi, chargée au Vatican de juger les abus sexuels commis par des clercs, a recommandé, dans sa sentence, d’« éviter absolument » tout contact entre le prêtre et ses ex-paroissiens, les membres de la Pia Union et « les personnes qu’il a dirigées spirituellement ». Une poignée, enfin, lui demeurent fidèles aujourd’hui encore, alors qu’il est âgé de 88 ans et vit dans une maison de retraite du diocèse.

Après cela, il a fallu des années aux victimes pour se réapproprier ce passé. Eugenio de la Fuentes se souvient d’une véritable « catharsis » entre les dix signataires de la première lettre, pour « faire émerger toute la souffrance liée à ce personnage ».

« La vérité, ajoute-t-il, est qu’il était un très mauvais guide spirituel. A bien y réfléchir, il ne m’a jamais dit quelque chose d’essentiel pour que je sois prêtre. » « Nous étions des jeunes pleins d’énergie, lumineux, avec l’envie de changer le monde, conclut James Hamilton. Personne ne se laisse embringuer ainsi s’il n’a pas un désir énorme de changer le monde et qu’il n’est pas prêt à donner sa vie. Ce qu’on ne savait pas, c’est qu’on nous la prendrait effectivement pour la détruire. »