jeudi 16 août 2018

CHILI. JAVIER REBOLLEDO, UNE PLUME CONTRE L’AMNÉSIE


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ARRESTATION DE JEUNES OPPOSANTS
CHILIENS, LE 23 NOVEMBRE 1973.0
PHOTO  KEYSTONE-FRANCE
Le journaliste, qui a enquêté sur les crimes de la dictature de Pinochet, est attaqué en justice par la fille d’un tortionnaire condamné.
Cathy Dos Santos

Combien de rires d’enfants d’ouvriers ont-ils résonné jusque dans les cabanons des Roches de Santo Domingo ? Cette colonie d’été, qui mouillait ses pieds sur la plage de Marbella à San Antonio, était l’une des 17 stations « balnéaires populaires », selon la 28èmemesure du programme de l’Unité populaire (UP) garantissant le droit aux vacances pour tous. En 1973, la « révolution dans la loi » est à son apogée. Voilà 1 000 jours que le Chili s’émancipe, en exécutant une feuille de route progressiste sous la présidence de Salvador Allende. La bourgeoisie fulmine ; l’extrême droite sévit ; l’armée complote. Le souffle haletant des transformations socialistes s’éteint définitivement le 11 septembre 1973. Les cénacles économiques et militaires renversent le gouvernement de l’UP et s’emploient alors à massacrer les acteurs de cette expérience politique inédite. À un jet de pierre des cabanons des Roches de Santo Domingo, les sous-sols du mess des officiers de l’École d’ingénieurs de Tejas Verdes sont transformés en camp de concentration, de torture, de disparitions, d’extermination. Tandis que l’on mutile les chairs de la « vermine marxiste » au nom du sauvetage de la patrie, des enfants de dignitaires de la dictature d’Augusto Pinochet jouent sur les plages. On étouffe les cris des suppliciés…

LA TYRANNIE DES BOURREAUX NE CONNAÎT AUCUNE LIMITE

« Étrangement », les sévices infligés aux captifs de Tejas Verdes ont été moins narrés que ceux de Villa Grimaldi, de London 38, Venda Sexy… parmi les plus sanglants des 1 000 centres clandestins créés durant la dictature. La trilogie du journaliste chilien Javier Rebolledo est venue combler ce vide. Son second volet, le Réveil des corbeaux, rappelle que Tejas Verdes fut l’antre de la Dina, la police politique. Dès les premiers jours du coup d’État, son chef, le sinistre général Manuel Contreras, le transforme en QG d’initiation aux méthodes de torture. Près de 2 500 cobayes vivants y endurent les coups, les humiliations, la gégène, l’écartèlement, les viols… La tyrannie des bourreaux ne connaît aucune limite. L’auteur a compilé les témoignages de victimes et de tortionnaires. L’épouvante est fouillée, documentée. Javier Rebolledo ne cesse depuis d’écrire sur les violations des droits humains à cette époque. Avec rigueur et déontologie.

Ce 16 août, il comparaîtra devant la justice pour « diffamation », à la suite d’une plainte déposée par Carolina Paz Quintana Poblete, la fille du lieutenant-colonel Raul Quintana Salazar. Dans son dernier livre, Caméléon, qui relate la vie d’un agent double communiste, Javier Rebolledo revient sur les pratiques de torture employées par cet ancien haut gradé de l’armée qui se trouve actuellement derrière les barreaux. La justice chilienne l’a en effet condamné à une peine de vingt ans pour son implication dans trois affaires : la séquestration de cinq détenus-disparus, la participation à des actes de torture à… Tejas Verdes ainsi que l’enlèvement de deux citoyens uruguayens.

Le 8 mai, un magistrat de la cour de Santiago avait jugé irrecevable la plainte de la fille de ce tortionnaire, au motif que les propos rapportés par le journaliste dans son ouvrage n’étaient « même pas potentiellement » offensants pour la plaignante. Son avocat, Juan Carlos Manns, a néanmoins décidé de faire appel et, contre toute attente, la justice lui a donné satisfaction. « Madame Quintana, qui s’est sentie injuriée, a parfaitement le droit de porter plainte contre moi ; ce qui me paraît grave, c’est que le second tribunal le plus important du Chili l’ait jugée recevable », s’insurge Javier Rebolledo. « C’est la première fois dans l’histoire du nouveau système judiciaire chilien qu’un journaliste encourt une peine de prison pour avoir fait son travail en enquêtant sur des crimes de lèse-humanité, poursuit-il. Il s’agit de divulguer des informations importantes pour les Chiliens. »

L’écrivain, qui a reçu le soutien de ses confrères du Collège des journalistes chiliens et des syndicats de journalistes français (1), dénonce une situation « qui affecte le libre exercice de (s)a profession ». Il va plus loin encore, avec courage et ténacité. « Tout récemment encore, il y avait derrière les honoraires de l’avocat Manns une officine liée à l’armée, Jure, qui capte ou captait des financements pour payer des avocats d’auteurs de violations des droits humains », soutient-il.

Malgré les condamnations de criminels, le chemin vers la justice et la vérité est encore pavé d’obstacles, d’omissions, de falsifications et de menaces. Qui peut nier que la torture fut érigée au rang de politique d’État durant cette dictature aux 35 000 victimes, dont 28 000 torturées, aux 3 197 morts et disparus ? Ce dessein « poursuivait une logique », explique Javier Rebolledo. L’objectif était que « les victimes cessent toute activité politique » et que leur sort dissuade toute velléité d’opposition au régime. Le crime dont Javier Rebolledo est accusé est d’ausculter jusqu’au moindre recoin ce terrorisme d’État.

Ce n’est qu’en 1976 que Tejas Verdes a cessé d’être un camp de l’atrocité. L’armée l’a rendu à sa fonction première de centre de vacances… réservé aux familles des agents de la Dina, puis de la structure qui l’a remplacée, le CNI. En 2013, bien après le retour d’une démocratie chancelante et toujours amnésique, les autorités de San Antonio ont rasé les cabanons, en dépit des protestations des survivants de la terreur et de leurs soutiens, dont Javier Rebolledo.
Cathy Dos Santos

(1) Le SNJ, le SNJ-CGT, la CFDT journalistes ont signé un communiqué commun de soutien le 2 août.