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MANIFESTATION POUR LE DROIT À L’AVORTEMENT LÉGAL, SANS RISQUES ET GRATUIT, DEVANT LE CONGRÈS DE VALPARAISO (CHILI), LE 8 AOÛT2018. PHOTO RODRIGO GARRIDO / REUTERS |
Le Parlement chilien avait partiellement dépénalisé l’IVG en août 2017, après l’avoir totalement interdite pendant vingt-huit ans. Encouragées par l’exemple argentin, douze députées chiliennes ont présenté au Congrès, mardi 21 août, un projet de légalisation de l’avortement pendant les quatorze premières semaines de grossesse. « Cette initiative est un pas fondamental dans le respect du droit des femmes à décider », a affirmé Gloria Maria, porte-parole de la Table d’action pour l’avortement au Chili (MAACH), une des organisations à l’origine du projet. Après la présentation du texte, pro et antichoix ont manifesté à l’intérieur du Congrès de Valparaíso, les premiers avec des foulards verts, les seconds avec des foulards bleu ciel – des symboles venus d’Argentine.
Le Chili était depuis 1989 un des rares pays au monde à interdire totalement le recours à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), une loi héritée de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990). En août 2017, juste avant la fin du mandat de la présidente socialiste Michelle Bachelet et le retour de la droite au pouvoir, l’avortement avait été partiellement dépénalisé dans trois cas : viol, risque pour la vie de la femme enceinte et non-viabilité du fœtus.
La dépénalisation de l’IVG a été l’un des grands combats de Michelle Bachelet, pédiatre de formation et ministre de la santé de 2000 à 2002. C’est de justesse qu’elle a obtenu le vote positif du Parlement, quelques mois avant la fin de son mandat et la victoire de la droite au second tour de la présidentielle, le 17 décembre 2017.
L’objection de conscience des médecins
Mais les féministes soulignent que le texte actuel ne garantit pas l’accès des femmes à l’IVG, d’autant plus que l’objection de conscience des médecins, autorisée par la loi, rend difficile la pratique. Si le texte voté en août 2017 l’interdisait, un amendement proposé par le Tribunal constitutionnel un mois plus tard a permis l’objection de conscience « institutionnelle », c’est-à-dire étendu à l’ensemble des praticiens d’un centre de santé.
En janvier 2018, dans le but de préserver l’esprit du texte de loi original, Michelle Bachelet avait signé un décret encadrant la manifestation de l’objection de conscience. Dix jours après sa prise de fonction, en mars, le ministre actuel de la santé, Emilio Santelices, avait tenté, sans succès, de revenir sur ce décret.
Une étude du ministère de la santé publiée en juin indique que 20 % des médecins ont refusé de pratiquer un avortement pour les cas de danger pour la vie de la femme, 27 % pour les cas de non-viabilité du fœtus et 47 % pour les cas de viol. Au total, plus de 30 % de l’ensemble des spécialistes ont invoqué l’objection de conscience.
« Ce phénomène a déjà empêché au moins une femme de bénéficier de services d’avortement dans des conditions sûres alors qu’elle se trouvait dans l’une des situations couvertes par la loi, assure un rapport de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme publié lundi 20 août. Le nombre de cas pourrait en réalité être plus élevé et d’autres femmes risquent de se trouver dans la même situation si les autorités ne prennent pas toutes les mesures nécessaires pour garantir l’accès à des services d’avortement sur l’ensemble du territoire et l’application pleine et entière de la loi. »
Près de 120 000 avortements clandestins
Selon des chiffres officiels, 359 femmes ont pu avorter légalement entre septembre 2017 et juillet 2018. Une goutte d’eau par rapport aux estimations sur la quantité d’avortements clandestins pratiqués tous les ans, et qui s’élèverait à 120 000, selon les ONG.
« Nous allons continuer à avancer vers l’avortement légal, a affirmé la députée du parti de gauche Revolucion democratica, Maite Orsini, signataire du projet présenté mardi. Dans la rue, les femmes mobilisées l’exigent et au Congrès, il me semble qu’il est possible d’y arriver. J’espère que l’opposition sera du côté des droits des femmes. »
Au Chili, les femmes se sont en effet mobilisées ces derniers mois, notamment contre la violence de genre, avec des manifestations inédites de dizaines de milliers de personnes, contre le sexisme à l’université avec l’occupation de dizaines de facs pendant presque deux mois, mais également pour le droit à l’avortement, avec l’adoption du foulard vert, symbole de la lutte pour l’IVG en Argentine. Le 25 juillet, trois femmes ont été poignardées lors d’une marche en faveur de l’avortement légal à Santiago. #NoBastan3Causales, (« les trois cas ne suffisent pas »), est le nouveau mot-clé lancé par les féministes chiliennes ces dernières semaines.
Les partis de la droite au pouvoir se sont immédiatement opposés à l’initiative de légalisation. « La présentation de ce projet est hypocrite, il est évident que [la loi sur] les trois cas a été utilisée comme un premier pas vers l’avortement libre », a critiqué la députée Maria José Hoffmann, de l’Union démocratique indépendante (UDI). La droite a annoncé qu’elle présenterait un projet de réforme de la Constitution pour garantir « le droit à la vie depuis le moment de la conception jusqu’à la mort naturelle».
Le débat sur la légalisation de l’avortement en Argentine, qui a été approuvé de justesse par les députés le 14 juin, mais repoussé par le Sénat le 9 août, a eu des échos dans toute la région latino-américaine, qui interdit encore très largement la pratique, encourageant les militantes féministes des autres pays. Au Brésil, la Cour suprême a lancé le 6 août le débat sur la légalisation de l’IVG pendant les douze premières semaines de grossesse.
La semaine suivant le rejet par le Sénat de la légalisation de l’avortement, le 9 août, deux femmes sont mortes en Argentine des suites d’avortements clandestins. La première avait 34 ans et un enfant de deux ans. Elle est morte le 14 août à l’hôpital de Pacheco, dans la province de Buenos Aires, d’une septicémie, après avoir avorté à l’aide d’une tige de persil. Deux jours plus tard, une seconde femme est décédée dans la même province, à Pilar. Elle avait 30 ans et quatre enfants.
« Le pouvoir exécutif et les 40 sénateurs et sénatrices (…) qui se sont abstenus ou ont voté contre notre droit à la vie, à la santé et à la reconnaissance de notre dignité sont responsables de chaque morte [qui adviendra] des suites d’un avortement », a déclaré la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sans risques et gratuit, le collectif à l’origine du projet de loi repoussé par le Sénat.
Selon le ministère de la santé argentin, quelque 47 000 femmes par an se font hospitaliser à la suite d’une interruption volontaire de grossesse pratiquée dans de mauvaises conditions sanitaires. Une cinquantaine en meurt. Le projet de légalisation de l’avortement ne devrait pas être adopté avant 2020.
Le 5 août, trois jours avant le débat au Sénat sur la légalisation de l’IVG, une autre femme, de 22 ans, était décédée dans la province de Santiago del Estero (nord). Il s’agissait de la troisième femme à mourir des suites d’une IVG dans cet hôpital depuis le début de l’année.