mardi 7 août 2018

«LE SYSTÈME PATRIARCAL PÈSE SUR LES STRUCTURES POLITIQUES»


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DES MILITANTES POUR LA LÉGALISATION DE L'AVORTEMENT
HABILLÉES EN PERSONNAGES DE "LA SERVANTE ÉCARLATE"
DE L'AUTEURE CANADIENNE MARGARET ATWOOD, DÉFILENT
DANS LE PARC DE LA MÉMOIRE, LE 5 AOÛT 2018
À BUENOS AIRES, EN ARGENTINE
PHOTO AFP
Continent inégalitaire et globalement répressif sur l’IVG, l’Amérique latine est toutefois ébranlée par une vague de mouvements féministes, explique le chercheur Franck Gaudichaud.
Par Charles Delouche
Si l’Argentine débat ces temps-ci de l’avortement, le sujet reste l’un des grands tabous du continent sud-américain. Maître de conférences en études latino-américaines à l’université de Grenoble, Franck Gaudichaud revient sur ce droit bafoué à travers un continent où l’Église et le système patriarcal régissent encore souvent la société.


Comment expliquer que le droit à l’avortement demeure une position marginale en Amérique du Sud ?

C’est l’une des régions du monde les plus restrictives en termes de droit à l’IVG : 90 % des Sud-Américaines vivent dans un contexte restrictif du droit à l’autodétermination du corps. Le système patriarcal y est très important et il pèse sur les structures politiques. Globalement, la situation est répressive, avec des cas extrêmes comme au Salvador ou au Nicaragua, les plus radicaux quant à la criminalisation de l’IVG. A l’inverse, Cuba a légalisé l’avortement dès 1965 et l’Uruguay a voté la dépénalisation en 2012. Même dans les pays les plus avancés sur la question, il y a des problèmes de mise en application de la loi et des médecins refusent de pratiquer l’IVG. C’est le continent des inégalités de genre, de race et de classe. Au Chili, les filles de bonne famille pratiquent l’avortement assez facilement : on les hospitalise pour «appendicite»… Les filles des classes populaires, elles, n’ont pas accès à ces opérations très coûteuses et illégales.

La situation politique actuelle est-elle favorable à une évolution du droit des femmes ?

Au Brésil et dans plusieurs pays, on retrouve une tendance au retour des droites. Depuis le coup d’Etat institutionnel contre Dilma Rousseff, la droite a passé des accords avec l’Eglise évangélique. Il y a clairement une menace sur le droit à l’avortement déjà très limité : l’IVG n’y est légale que dans les cas de viol, de danger de mort pour la mère ou d’anencéphalie du fœtus. C’est sur le plan moral et éthique que les conservateurs politiques et religieux sud-américains avancent leurs pions. Depuis 2017, sous l’impulsion de l’ex-présidente Michelle Bachelet, le Chili a enfin une loi qui autorise l’avortement sous conditions (danger pour la femme enceinte, fœtus non viable ou résultat d’un viol). Cela s’est fait au prix de batailles homériques au Parlement, malgré les interventions de l’Église.

Justement, quel est le rôle joué par l’Église catholique dans le débat autour de l’avortement?

Il y a de grosses différences selon les pays, mais le poids de la religion est de plus en plus fort. Au Chili, la loi est là mais l’Église a obtenu un droit de conscience pour les médecins catholiques qui peuvent ainsi refuser de pratiquer l’IVG. Il existe même un droit de conscience institutionnel : les hôpitaux ou centres universitaires catholiques peuvent refuser, en tant qu’institutions, d’appliquer la loi. Au Brésil, par exemple, on ne peut pas être président si on ne s’allie pas avec les évangélistes. Ils sont un réservoir indispensable de voix et, avec leurs chaînes de télévision, ils représentent une force médiatique de plusieurs dizaines de millions de téléspectateurs, ce qui a des effets directs sur les débats autour de l’avortement.

Quelle est la position du pape François sur le projet de loi en Argentine ?

Le pape a toujours dit qu’il voulait éviter de se prononcer sur les débats politiques en cours dans son pays. Même s’il s’est exprimé à plusieurs reprises contre le mariage pour tous ou contre le droit à l’avortement. C’est une manière indirecte de soutenir l’Église argentine dans ce combat. En ce sens, il s’inscrit dans la lignée des papes et de la doctrine de l’Église catholique. Mais il ne s’est pas prononcé précisément sur le cas argentin.

Si la loi est validée par le Sénat, peut-on s’attendre à un souffle social et féministe dans le continent ?

On assiste à une évolution, il n’y a aura pas de retour en arrière. Avec ce qui se passe en ce moment en Argentine, au Chili avec les revendications féministes ou encore au Mexique avec le collectif de militantes contre les féminicides, on est face à un phénomène qui traverse toute l’Amérique latine. Du mouvement argentin «Ni una menos» («pas une de moins») né des suites de l’assassinat d’une jeune femme en 2015 aux foulards verts des pro-légalisation de l’IVG, la nouvelle génération militante émerge et s’inscrit dans un mouvement de société beaucoup plus large. Les femmes n’hésitent pas à utiliser leur corps en cas de happening et on voit des grands-mères soutenir leurs petites-filles qui manifestent. Si le Sénat vote la loi, ce sera une conquête du mouvement féministe et la victoire d’un projet qui s’est fait sous la pression de la rue. Cette avancée aura un impact sur toute la région car l’influence politique de l’Argentine est importante.