mercredi 22 août 2018

L’ÉGLISE CHILIENNE ET LA LOI DU SILENCE


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 ILLUSTRATION  SYLVIE SERPRIX 

Les abus sexuels dans l’Église chilienne (2/2). Dans ce second volet de son enquête, « Le Monde » revient notamment sur la manière dont les abus sexuels ont été couverts pendant des années.
En ce vendredi 27 avril 2018, trois Chiliens en colère séjournent au Vatican. Invités par le pape François, James Hamilton, Juan Carlos Cruz et José Andrés Murillo s’installent jusqu’au dimanche suivant à la résidence Sainte-Marthe, où loge le souverain pontife, à deux pas de la basilique Saint-Pierre.
JAMES HAMILTON, JUAN CARLOS CRUZ ET JOSÉ ANDRÉS MURILLO
PHOTO DOMENICO STINELLIS
Par Cécile Chambraud
Ces trois visiteurs, âgés de 43 à 55 ans, ont des profils particuliers : dans les années 1980 et 1990, ils ont été victimes d’abus de conscience et d’abus sexuels commis par un compatriote, le prêtre Fernando Karadima, aujourd’hui octogénaire. Dans sa paroisse d’El Bosque, un quartier bourgeois de Santiago, pendant des décennies, celui-ci avait instauré un système d’emprise mentale sur des jeunes hommes qui voyaient en lui un « saint ».

Lire le premier volet de l’enquête :   Fernando Karadima, le « saint » prédateur de l’Église du Chili

La colère des visiteurs s’explique en partie par l’attitude du pape lors de son voyage au Chili, en janvier. Pourquoi les avoir accusés, à cette occasion, de répandre des « calomnies » au sujet de Juan Barros, un évêque coupable, à leurs yeux, d’avoir tout fait pour protéger le prêtre fautif ? François n’aurait-il pas pris la mesure de cette affaire, qui valut au père Karadima d’être condamné en 2011 par la justice vaticane pour « abus de mineurs », « délit contre le sixième commandement [« tu ne commettras pas l’adultère »] commis avec violence » et « abus dans l’exercice du ministère » sacerdotal ?

Pour la première fois, un voyage papal a tourné au désastre : l’assistance aux messes était maigre, les journalistes concentrés sur le sort de Mgr Barros.

« Un tsunami de victimes »

Dès son retour à Rome, le pape François a donc cherché à comprendre ce qui lui avait échappé dans la situation chilienne. Le cardinal Francisco Javier Errazuriz, ancien archevêque de Santiago, vrai «patron » de ce clergé, qu’il connaît de longue date et qu’il a nommé dans son conseil rapproché de neuf cardinaux, le C9, ne lui aurait-il pas tout dit ?

Pour le savoir, le chef de l’Église catholique a dépêché sur place un spécialiste des affaires de pédophilie, l’archevêque de Malte, Charles Scicluna, secondé par un prêtre de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Jordi Bertomeu. Leur mission : écouter toutes les victimes et lui faire un bilan de la situation.

Quelques jours plus tard, le rapport Scicluna était sur sa table. Un pavé de 2 300 pages. Son contenu n’a pas été divulgué, mais les décisions prises depuis par François laissent deviner à quel point il doit être chargé.

Au vu du nombre de témoignages récoltés, il fait probablement apparaître qu’au Chili les abus du curé d’El Bosque sont loin de constituer un cas isolé. « Le Chili est plein de Karadima. Il y a un tsunami de victimes », assure au Monde le père Eugenio de la Fuente, lui-même formé par celui que ses paroissiens surnommaient « El Santo » (le Saint).

À Rome, François prend plusieurs heures pour écouter chacun des trois Chiliens. Il veut leur demander pardon pour n’avoir pas su les entendre lors du fameux voyage, et entendre leur histoire de leur bouche. Il constate alors qu’au-delà des abus en eux-mêmes tous insistent sur un aspect déroutant de l’affaire : comment le père Karadima a-t-il pu agir en toute impunité pendant des décennies, au cœur de l’institution ecclésiale, même après les premières dénonciations ? Par qui, et comment, a-t-il été protégé ?

En espagnol, on parle d’encubrimiento, en anglais de cover up, mais le français ne s’est pas doté d’un substantif pour désigner l’action de camoufler ainsi la réalité des abus sous prétexte de préserver l’institution.

« Une chute de l’institution »

Le message du trio semble être si bien passé auprès du pontife que, le 15 mai, celui-ci convoque à Rome tous les évêques chiliens et obtient leur démission.

Quinze jours plus tard, dans une lettre aux catholiques de ce pays, il dénonce « la culture de l’abus » et « le système de camouflage qui a permis à cette dernière de se perpétuer ». Jamais un pape n’avait décrit aussi crûment la protection des abuseurs par leur hiérarchie. Devant ce qu’il appelle « l’ampleur des événements », c’est en fait toute l’Église chilienne qui chancelle. Il reste à savoir comment elle en est arrivée là…
LONGTEMPS, L’ÉGLISE A ÉTÉ TRÈS RESPECTÉE DANS LE PAYS. CETTE AURA DEVAIT BEAUCOUP À SON COMPORTEMENT DE RÉSISTANCE PENDANT LA DICTATURE DE PINOCHET
Dans les bureaux de l’institut de sondage qu’elle dirige à Santiago, Marta Lagos a été aux avant-postes pour mesurer la cassure qu’a représenté, en 2010, la mise en accusation publique de Fernando Karadima. La confiance des Chiliens dans l’Église catholique est passée de 61 % cette année-là à 36 % en 2017. « Il ne s’agit pas d’une chute de la foi, qui se maintient, précise-t-elle, mais bien d’une chute de l’institution. »

Ce plongeon est d’autant plus spectaculaire que, pendant longtemps, l’Église a été très respectée dans le pays. Cette aura devait beaucoup à son comportement pendant la dictature d’Augusto Pinochet, une posture de résistance tout à fait à part dans l’Amérique latine des années 1970.

Après le coup d’État militaire du 11 septembre 1973 contre le gouvernement de Salvador Allende, alors que commencent les disparitions d’opposants et les cas de torture, l’archevêque de Santiago, le cardinal Raul Silva Henriquez, crée le Comité Pro Paz – auquel succédera en 1976 le Vicariat de la solidarité. Pendant des années, le groupe assiste les victimes du régime, rassemble des témoignages, interroge l’administration. Dans le texte remis aux évêques chiliens convoqués à Rome, le 15 mai, le pape François s’y réfère comme à une « Église prophétique».

Des militants communistes priant à genoux

Cet activisme du cardinal Raul Silva Henriquez fait de lui le seul contre-pouvoir à la junte militaire. Nombreux sont ceux qui, à l’époque, sans être nécessairement catholiques, collaborent avec le Comité Pro Paz puis avec le Vicariat. Un souvenir de la sondeuse Marta Lagos illustre cette proximité : un jour de 1983, elle assiste à une cérémonie dans la cathédrale de Santiago ; elle y voit des militants communistes qui avaient soutenu Allende prier à genoux, chanter l’Ave Maria et se signer.

Le diocèse aide aussi les enseignants de gauche chassés de l’université à monter, une fois rentrés au pays, des centres de réflexion pour pouvoir vivre et travailler. « L’archevêque signait les chèques de notre salaire », se souvient-elle.

Silva Henriquez est par ailleurs l’incarnation d’un fort engagement social. Il a restructuré le diocèse « pour favoriser une Église plus horizontale », d’après l’historien Marcial Sanchez, maître d’œuvre d’une récente histoire de l’Église chilienne en cinq volumes (Historia de la Iglesia en Chile, éd. Universitaria, 2009-2017). Sous son influence, celle-ci a été la première à donner des terres pour permettre la réforme agraire des années 1960.

Mais le cardinal Silva Henriquez est atteint par la limite d’âge en 1983 et le catholicisme chilien commence sa mue, parallèlement au lent retour à la démocratie. Depuis quelques années, un acteur travaille dans la discrétion à ce changement. Il s’agit du nonce apostolique, autrement dit l’ambassadeur du Saint-Siège au Chili, Angelo Sodano. Nommé en 1977 par Paul VI, cet Italien deviendra en 1991, après son retour à Rome, le secrétaire d’État de Jean Paul II, un très puissant numéro deux du Vatican.

Un nonce apostolique au mieux avec le régime Pinochet

Par son rôle crucial dans le choix des évêques (il est chargé de proposer au pape trois noms par poste vacant), Angelo Sodano contribue à faire de l’institution une communauté plus verticale, plus hiérarchique, plus élitiste et plus conservatrice.

« Durant les années 1980, cette Église socialement engagée qui avait favorisé l’implication des laïques, avec une base très large dans les paroisses, commence à se défaire », témoigne Benito Baranda, président exécutif de la fondation humanitaire América Solidaria et représentant de la présidente sortante (socialiste) Michelle Bachelet pour la visite de François, en janvier.

Le père Felipe Barriga, alors vicaire de la zone sud, pauvre, de Santiago, voit les évêques de l’ancienne école éloignés vers des diocèses périphériques et Angelo Sodano imposer sa marque dans le choix de leurs successeurs. Ceux-ci ont un profil différent « dans leur posture, dans leurs relations avec les paroissiens, dans leur recherche de la verticalité », confirme l’historien Marcial Sanchez.
«AUTOUR DE KARADIMA, LES GRANDES FAMILLES, L’ÉLITE, LE MONDE CONSERVATEUR, FAVORABLE À PINOCHET, SE RETROUVENT. SA PAROISSE ATTIRE »
Dès son arrivée, Sodano est au mieux avec le régime Pinochet. « Il avait établi des liens avec la classe supérieure, pas avec les classes populaires et très peu avec les évêques proches du peuple », résume Benito Baranda (América Solidaria).

Au sein de l’institution, globalement hostile à la dictature, le diplomate du Saint-Siège recherche le contact avec des prêtres moins contestataires, plus accommodants avec le pouvoir. C’est justement à cette époque que s’étoffe la Pia Union, une association sacerdotale contrôlée par Fernando Karadima et composée des prêtres qu’il a formés. « Autour de lui, les grandes familles, l’élite, le monde conservateur, favorable à Pinochet, se retrouvent. Sa paroisse attire », poursuit Marcial Sanchez. Même des collaborateurs du dictateur fréquentent ses messes.

James Hamilton, l’une des victimes d’abus sexuels, se souvient que Karadima tirait gloriole d’un épisode qu’il racontait fréquemment. En octobre 1970, après l’élection présidentielle mais avant l’investiture par le Parlement du socialiste Salvador Allende, un groupe d’extrême droite planifie l’enlèvement du général René Schneider, le commandant en chef des armées, réputé fidèle au pouvoir civil. Cet embryon de putsch se termine par la mort du militaire. Karadima se vantait d’avoir caché pendant plusieurs jours des membres du commando dans le campanile d’El Bosque, avant de les aider à fuir au Paraguay. Le frère d’un des membres du groupe d’extrême droite sera, pendant des décennies, son dévoué avocat…

Angelo Sodano, alors dans la cinquantaine, est bientôt chez lui à El Bosque. Dans l’une des nombreuses dépendances de l’église, une pièce est même connue comme « la sala del nuncio », autrement dit « sa » pièce. Le représentant du Saint-Siège y vient souvent s’entretenir avec le père Karadima, ce prêtre si bien informé sur la vie intime de certaines familles de notables.

Pour lui, cet appui du nonce est une aubaine. Les prêtres qu’il a formés et maintient sous son contrôle vont pouvoir devenir ses agents d’influence et un rempart contre d’éventuels ennuis. Son entregent se mesure à l’aune des positions stratégiques qu’il obtient pour eux dans l’archidiocèse de Santiago après le remplacement du très « social » cardinal Silva Henriquez, en 1983.

Pour commencer, Juan Barros, le futur évêque qui vaudra tant de déboires au pape François, est, de 1983 à 1990, le secrétaire du nouvel archevêque de Santiago Juan Francisco Fresno. Ce poste lui donne accès à toutes les informations sensibles du diocèse. « Je voyais et entendais les ordres que Karadima lui donnait pour obtenir des choses du cardinal Fresno », écrivait, en février 2015, Juan Carlos Cruz, l’une des trois victimes reçues dernièrement à Rome.

L’inertie prévaut

Dans les années 1990, lorsque Angelo Sodano est tout-puissant à Rome, ce même Juan Barros deviendra évêque, comme quatre autres condisciples d’El Bosque. Des proches du curé sont par ailleurs nommés à la direction du séminaire et à celle de la prestigieuse université catholique. L’un d’entre eux, Andrés Arteaga, est promu évêque auxiliaire de Santiago. Son supérieur, le cardinal Errazuriz, aujourd’hui proche collaborateur du pape François, dira, pendant l’enquête, s’être appuyé sur son avis pour ignorer les accusations contre « el Santo » Karadima.

Dans cet environnement ecclésial de plus en plus favorable, au sein duquel se développe « une culture élitiste où chaque groupe se croit le meilleur », selon la formule d’une autre de ses victimes, le maître d’El Bosque sera à l’abri pendant longtemps.

Pourtant, en 2003, s’enclenche en silence la mécanique qui débouchera sept ans plus tard sur le scandale public et la mise à l’écart du curé, alors âgé de 80 ans. Un jésuite auquel José Andrés Murillo, l’une des victimes, s’était confié remet en main propre son récit écrit à l’archevêque de Santiago, qui est alors le cardinal Errazuriz. Cette dénonciation n’aura aucune suite. Pourquoi ? « À cette époque, j’avais des doutes sur la véracité des faits relatés », répondra le prélat, huit ans plus tard, à une juge d’instruction.

L’inertie prévaut encore à l’archevêché lorsqu’en 2004 un prêtre apporte au cardinal le récit du calvaire de vingt ans enduré par James Hamilton et son épouse Veronica. Mgr Ricardo Ezzati, qui succédera à Mgr Errazuriz en 2010, est également présent. En juin, le promoteur de justice du diocèse (équivalent du ministère public dans la justice ecclésiastique) entend Veronica. Un an plus tard, en 2005, il enregistre le témoignage de José Andrés Murillo, revenu à la charge par l’intermédiaire d’un évêque auxiliaire. En janvier 2006, Veronica convainc son époux de témoigner à son tour. L’enquêteur remet ses conclusions, favorables à une procédure, au cardinal Errazuriz début 2006.

Puis, pendant trois ans, il ne se passera strictement plus rien. Ou plutôt si : en 2006, le cardinal demande juste à « el Santo » de renoncer à sa charge de curé de la paroisse. Mais que le vieux prêtre n’y voie surtout pas une sanction ! Il a simplement bien mérité de se reposer, lui dit Mgr Errazuriz, sans évoquer les plaintes. Pour faire bonne mesure, il désigne comme successeur son fidèle d’entre les fidèles, le père Juan Esteban Morales, et il lui permet de demeurer dans la paroisse. Autant dire que l’abbé conserve un contrôle total sur son fief.
« ON A PARALYSÉ DES PLAINTES, ON N’A PAS ENQUÊTÉ AVEC DILIGENCE. ET CELA DESSINE UNE DYNAMIQUE DE CAMOUFLAGE »
Les auteurs du livre Los Secretos del imperio de Karadima (« Les Secrets de l’empire Karadima », éd. Catalonia, 2011, non traduit) ont détaillé les multiples démarches de responsables de l’archevêché, Mgr Errazuriz compris, pour tenter de dissuader les plaignants et couper court à l’enquête, dès 2003. « On a paralysé des plaintes, on n’a pas enquêté avec diligence. Et cela dessine une dynamique de camouflage », assure le père Francisco Javier Astaburuaga, qui, dans l’ombre, a mis ses compétences de canoniste au service des victimes.

Mais en 2009, la pression se fait plus forte. Juan Carlos Cruz, une autre victime, décide à son tour de témoigner. Fernando Batlle, un quatrième plaignant, le rejoint. Or celui-ci rapporte des faits commis lorsqu’il était mineur. Conformément au droit canonique, le diocèse est contraint de faire remonter l’instruction à la Congrégation pour la doctrine de la foi, à Rome.

Après avoir négligé les plaintes depuis 2003, le cardinal Errazuriz peut d’autant moins temporiser qu’une autre procédure est enclenchée : James Hamilton demande l’annulation de son mariage avec Veronica. Il veut faire reconnaître qu’il était sous l’influence d’« el Santo » lorsqu’il s’est marié. Or l’absence de consentement libre est une cause d’invalidité du sacrement matrimonial. Il dépose une demande en ce sens en 2009 devant le tribunal ecclésiastique et cherche des témoignages à l’appui de son accusation.

Par différents canaux, il a pris contact avec José Andrés Murillo, puis avec Juan Carlos Cruz, qui demeurent à l’étranger. En se parlant, les trois hommes font une découverte stupéfiante : contrairement à ce que chacun croyait isolément, ils ne sont pas les seules victimes de leur ancien confesseur. Pour eux, cette nouvelle est libératrice. A force d’échanger sur ce qu’ils ont vécu, ils prennent conscience du caractère systématique du comportement d’emprise et d’abus du père Karadima. Leur sentiment d’être en partie responsables de ce qui leur était arrivé peut commencer à s’estomper.

Une enquête « rapide »

Le clan Karadima ne se rend pas sans combattre. Le président du tribunal ecclésiastique est un proche du curé. En violation de la règle de secret absolu qui le lie, il le fait prévenir du contenu du témoignage de James Hamilton. Le prêtre envoie l’un de ses affidés faire pression sur ce dernier pour qu’il le retire. En vain.

Jusqu’alors, rien de toute cette histoire n’a filtré publiquement. Mais leur rencontre a donné du courage aux victimes. « Il fallait agir publiquement, car tout le reste avait échoué », analyse le père Astaburuaga, le canoniste qui les a aidées dans l’ombre. Fin 2009, le cardinal Errazuriz prévient Karadima de se tenir prêt pour l’inévitable scandale public : le réseau de protection est sur le point de céder.

Le 26 avril 2010, quand les quatre accusateurs du maître d’El Bosque racontent leur histoire dans un reportage de la télévision nationale TVN, l’impact est énorme. « C’était la première fois que des victimes parlaient, raconte Marco Antonio Velasquez, un ancien responsable des laïques du diocèse et chroniqueur. J’étais très impliqué dans la vie de l’Église, mais là, j’ai décidé de prendre une année de recul pour réfléchir. Et je n’étais pas le seul. »

Puis ils portent plainte devant la justice civile. Un mois plus tard, le procureur national reçoit un visiteur de marque : Eliodoro Matte, la deuxième fortune du pays, lui dit toute l’estime qu’il porte à Fernando Karadima, qu’il reçoit souvent à sa table et dont il fréquente la paroisse. Aussi attend-il de ses services « une enquête rapide », autrement dit un classement sans suite.

« Rapide », l’enquête le sera. Mais si elle débouche sur un classement sans suite pour cause de prescription, elle établit les faits. En août 2010, le jugement canonique sur le mariage de James Hamilton constitue la première reconnaissance par l’Église de la culpabilité de Fernando Karadima. Il prononce sa nullité « en raison du manque de liberté interne [de James Hamilton] dû aux abus sexuels et psychologiques commis par son directeur spirituel, avant et après son mariage » qui ont eu « un impact destructeur profond sur [sa] personne ».

Le système Karadima est sur le point d’être démantelé. En février 2011, le Vatican le condamne dans sa propre procédure pénale et recommande qu’il soit renvoyé à « une vie de prière et de pénitence ». L’un de ses proches, Mgr Andrés Arteaga, est contraint d’abandonner ses fonctions de vice-chancelier de l’Université catholique en mars 2011, sous la pression des étudiants. Quant à Juan Esteban Morales, il cesse d’être le curé d’El Bosque en juin. La Pia Union est dissoute l’année suivante. Puis le silence retombe dans le diocèse et l’affaire glisse dans le passé.

Elle se réveillera une première fois quatre ans plus tard. Le 10 janvier 2015, Juan Carlos Claret, un étudiant en droit de l’Université du Chili, à Santiago, originaire de la ville méridionale d’Osorno, apprend que le pape vient de nommer Juan Barros comme évêque de son diocèse. Aussitôt sur les réseaux sociaux, Juan Carlos Cruz, l’une des victimes, accuse à grand bruit le prélat d’avoir couvert les abus de Karadima. Depuis des années, Juan Carlos Claret est très impliqué dans sa paroisse Santa Rosa de Lima, construite par les paroissiens eux-mêmes le soir après le travail. C’est un pur exemple d’Église horizontale : « On aime bien le prêtre, mais il n’est pas notre chef », résume ce laïque.

Sur le moment, la nouvelle de la nomination de Barros ne le perturbe pas plus que cela. « Ce n’est pas parce qu’il a été proche de Karadima qu’il l’a couvert », se dit-il. Dans une lettre au prélat, il se dit prêt à travailler avec lui pourvu qu’il réponde à une question : « Ce dont vous accuse Juan Carlos Cruz est-il vrai ? » Mgr Barros l’appelle. « En dix minutes de conversation, il n’a pas été capable de me dire oui ou non », se souvient l’étudiant. De retour à Osorno, il sonde les paroissiens et constate que la nomination passe mal. Ne trouvant pas de soutien du côté des clercs, les laïques décident de s’organiser seuls. Ils écrivent à Rome, mobilisent les médias pour éviter que Mgr Barros ne prenne ses fonctions.

C’est peine perdue. Mais le 21 mars 2015, à Osorno, la messe d’intronisation tourne à l’émeute. Des catholiques hostiles pénètrent dans la cathédrale et, sous les caméras, font tomber la mitre du nouvel évêque et le bousculent. Une petite femme aux cheveux blancs est parmi les plus véhéments. Elle raconte à Juan Carlos Claret que son petit-fils a été agressé sexuellement par un membre de sa famille et que la justice a laissé l’agresseur en liberté. « J’ai alors compris que Barros s’était transformé en symbole de l’impunité de tous les abus sexuels de mineurs dans le pays, analyse le laïque. Pour ces victimes et leurs familles, le voir, c’était se souvenir de l’agresseur laissé libre. »

« Le Vatican était au courant de tout »

Pendant trois ans, les catholiques d’Osorno qui ne se résolvent pas à la présence de Juan Barros lui mènent la vie dure. La mobilisation finit par s’émousser. Jusqu’à ce que la présence de l’évêque au côté du pape pendant sa visite, en janvier 2018, et les accusations de « calomnie » lancées par François à l’encontre des détracteurs du prélat leur redonnent de l’élan et déclenchent la crise actuelle.

Aujourd’hui, Juan Carlos Claret n’attend plus grand-chose du Saint-Siège. L’étudiant est convaincu que « le Vatican était au courant de tout : les abus, le camouflage, la destruction de preuve ». « Ce que nous dénonçons, conclut-il, c’est que dans cette Église rendue élitiste, le pouvoir vient du haut. Je ne me bats pas pour avoir un évêque irréprochable auquel obéir, mais pour que nous décidions par nous-mêmes. Il s’agit d’être adulte dans la foi. Pas de renforcer l’institution qui nous a conduits à la crise. »

James Hamilton, Juan Carlos Cruz et José Andrés Murillo, les trois hommes reçus à Rome par le pape, n’en ont pas terminé avec cette histoire. Ils attendent que la cour d’appel se prononce sur la réparation qu’ils réclament au diocèse de Santiago. Ils mûrissent une nouvelle procédure pénale, cette fois dirigée contre les mécanismes de camouflage et de protection de ses responsables.

Ces derniers « n’ont rien appris. Ils continuent encore aujourd’hui de mentir et de chercher à atténuer la gravité des faits », accuse leur avocat, Juan Pablo Hermosilla. Celui-ci compte utiliser les lettres accusatrices du pape François aux évêques et aux catholiques chiliens. « D’un côté, le diocèse dit qu’il n’a jamais rien couvert, de l’autre, son supérieur hiérarchique, le pape, parle de culture du camouflage ! », s’amuse Me Hermosilla.


Quant à ses clients, affirme-t-il, en dépit de tous les obstacles mis sur leur route, « ils ont finalement démontré qu’on pouvait affronter un pouvoir sans en sortir détruit. Aujourd’hui, ils ont réussi à être heureux. » Agé de 90 ans, doyen du collège des cardinaux, l’ancien nonce Angelo Sodano coule une retraite paisible à Rome. A 88 ans, Fernando Karadima purge sa peine de « pénitence et de prière » au foyer San José de la congrégation Santa Teresa Jornet, à Lo Barnechea, dans la banlieue de Santiago.